Qu’est-ce que, d’un point de vue littéraire, le film Edmond vient dire de plus que la pièce de l’auteur éponyme ?


D’habitude, déjà, c'est l'œuvre qui est éponyme. Alors que là c'est l'inverse, et pour moi ça veut dire beaucoup*. Parce que, si voir votre nom en haut de l’affiche vous fait rêver, moi je dis que c’est le début de la fin, et je compte bien vous le prouver.


Que fait Cyrano dans la pièce éponyme ?
(pièce éponyme, cette fois, et retour temporaire à la normale)
Il se projette dans un ami fort beau et fort simple (« c’est tout à fait moi ! » répond dans le film l’ami qui n'est pourtant pas celui de la pièce, mais un peu quand même) pour assouvir un désir : celui de déclarer sa flamme à Roxane. Désir au sein duquel l’ambiguïté se mêle, car on y trouve autant l’amour qu’il ressent pour Roxane, que le besoin irréfrénable qu’il a d’exercer son panache (panache seul, par ailleurs, qu'il emportera dans la tombe. Heureusement pour Roxane et les autres !).


Pourquoi de si belles lettres, sinon ? À Jacques Brel qui disait que le talent c’est l’envie, Cyrano répondrait probablement que c’est faux, que c’est, aussi, le panache. Et ce disant, « envie et panache », je pense que Cyrano « toucherait ».


Edmond, lui, n’est clairement pas insensible aux charmes de Roxaninou (celle de la réalité du film, dont j’ai oublié le véritable nom, vous m’excuserez). Pas insensible mais… Roxaninou et même l’ami fort beau et fort simple dont je ne me souviens pas non plus du nom (appelons-le Gastoninou, comme le beau et simple Gaston de la Belle et la Bête), ne sont, le temps seulement de l'écriture de la pièce (et ce temps-là seulement, j'insiste), pas grand-chose d’autre pour Edmond (ils en souffriront et bénéficieront) que des fantômes de passage qui gravitent autour de sa frénésie créative, et (parce qu’il y a un « et » salvateur) autour (même si elle semble loin au spectateur) de la femme qu’il aime. Car il écrit pour deux choses : pour être en haut de l’affiche (terrible aspiration qui pourtant le pousse en partie au chef-d’œuvre), et pour subvenir aux besoins du foyer, et notamment de sa femme qui le rappellera à leur amour qu'il a failli oublier.


Loin de moi, vous vous en doutez, l’idée de dénoncer l’immoralité de l’amour extraconjugale, mais (Ah ! Ah ! J'aime ce genre de mais qui ont l'air moraux), dans ce contexte, la femme d’Edmond sauve bel et bien l’écrivain de ne pas céder à ce que j’appellerai « la tentation du spectre ». Je m'explique, accrochez vous à vos slips.


Il s’agit là-dedans de ne pas confondre l’amour de Cyrano pour Roxane, le véritable amour, avec celui d'Edmond pour Roxaninou, simple muse, en définitive. Bien que l'on puisse, en vérité, à un certain niveau du film douter de l'authenticité de cet « amour artiste » d'Edmond, doute qui mène au quiproquo de la femme jalouse, sur lequel se construit une partie de l’intrigue du film. Edmond lui-même, à un certain point, menace de se confondre, et l’utilisation du verbe « confondre » n’est pas anecdotique (« un deck nautique », me suggère la reconnaissance vocale, anecdote pour le coup tout à fait anecdotique). Con-fondre, avec le préfixe con, du latin cum (con et cum… étrange coïncidence du langage si vous me permettez l'anecdote). confondre, donc, soit fondre avec : Edmond, en succombant aux charmes de Roxaninou, prend le risque de se fondre lui-même, à terme, avec son personnage Cyrano.


C'est donc, toute morale chrétienne mise à part, la femme d’Edmond qui ramène l’écrivain, la pièce terminée, vers ce qu’il est en vérité, un être humain en chair et en os, et non le double fantasmé de son propre personnage fantasmé.


Edmond a eu chaud, en vérité. Disons, en tout cas, qu’il n’est pas passé loin de me retrouver dans sa liste… non, pardon… de se retrouver dans ma liste des « écrivains paumés ». Et le fait que la scène finale de la pièce se passe dans un décor naturel, et non sur la scène, souligne cette potentialité de confusion.


Alors, muse de tous pays, ne voyez pas là comme une sentence l’annonce de votre célibat éternel et justifié. L’homme ou la femme, s’il/elle est une muse pour quelqu'un, n'est jamais tout à fait une muse. Et la muse absolue, s'il en est, mérite même probablement de briser certains couples, je dis pas.


Il faut bien voir tout cela comme une métaphore, qui dit ceci : l’écrivain qui met tant, et tant ingénieusement, de soi dans ses propres livres, prend le risque (probablement propre à tous les écrivains) de tomber amoureux de ce qu'il a produit. Le problème étant qu'il risque de confondre, s’il a déjà tout trop bien (et bien trop) confondu dans son œuvre, le risque de confondre Cyrano avec Edmond, Edmond avec Cyrano.


Le réel, par le biais du désir, ramène Edmond à lui. Ouf ! Et quand je parle de « désir », encore une fois, c’est large. Le désir est multiple, heureusement, ça ouvre des portes. Tout le défi étant, pour l’artiste forcené qui sublime ainsi son réel, de ne pas se laisser envahir par la confusion qu'il met à contribution, de ne pas confondre le désir qui le sort de l'oeuvre avec le fantasme qui l'y plonge.


Mais alors (attention, ce « mais alors »-là fait mal à la tête),… qu’en est-il pour celui dont il ne reste pour tout désir que celui d’écrire ? Je ne sais pas, je ne fais que proposer une terrible boucle fermée, en guise d’ouverture.


*ça veut dire qu'il était livre, livre d'être lui malgré tout

Vernon79
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le 19 août 2019

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Vernon79

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