Le contrôle et la manipulation sont des thèmes récurrents dans les films de Paul Verhoeven notamment quand ce dernier s’entoure de personnages féminins comme l’étaient Nomi (Showgirls) ou Catherine Tramell (Basic Instinct). Souvent, ces personnages dominent leurs destins malgré les obstacles, fragilisent les hommes et utilisent sans vergogne leur pouvoir sexuel pour les manipuler. Dans ce nouveau film, Paul Verhoeven examine un sujet controversé avec cette étude de caractère qui s'attache les services d’Isabelle Huppert. Et quel choix. Huppert joue Michèle, propriétaire et chef d'une entreprise de jeux vidéo alors qu’elle débarque du monde de l’édition. Mais c’est lorsqu’elle se fait violer chez elle, que Michèle voit apparaître les premières fissures de son quotidien, un acte qui va renforcer sa carapace et réveiller son instinct de prédatrice car selon « Elle », on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.


Michèle décide donc de traquer son agresseur, qui lui-même continue à la harceler, notamment lorsqu’il rentre chez elle pour jouir sur ses draps. Même si Verhoeven établit une ambiance qui se veut parfois stridente, et qu’il immisce un flou autour de l’identité de l’agresseur, « Elle » ne prend pas le chemin d’un film procès ni le portait victimaire qui crierait haut et fort la violence faite aux femmes. Non, « Elle » est plus tordant et ambigu que cela. « Elle » a cette capacité habile à développer la logique complexe derrière les actions et réponses qui représentent Michèle et son l'individualisme. Dans cette quête hitchcockienne, un jeu du chat et de la souris pervers entre le violeur et Michèle va naître, où chacun va essayer d'obtenir la main sur la domination, et donc de contrôler son « acolyte ».


La première réaction de Michèle suite au viol est surprenante car elle nettoie son appartement et prend un bain, au lieu d'appeler la police et de succomber dans la peau de la victime. Ce serait un signe de faiblesse de la part de cette femme forte et une perte de contrôle cadenassée par le fait qu’elle ne veuille pas que la vindicte populaire s’empare médiatiquement de son agression à cause de son passé et celui de son père meurtrier. D’ailleurs, Verhoeven n’oublie pas de montrer la haine que certains français ressentent pour Michèle, avec cette femme lui jetant son plateau à la figure dans une petite cafétéria.


Paul Verhoeven reviendra à ce viol brutal à plusieurs reprises tout au long du film et plus nous entrons dans l’esprit de Michèle, plus l'image deviendra claire. Mais nous assistons aussi à son fantasme de vengeance. Alors qu’Elle aurait pu prendre les
traits d’un simple « rape and revenge », Verhoeven tord la moelle épinière du film de genre pour en faire un film de mœurs, un concentré de violence frustrée et enfouie au fin fond d’âmes sulfureuses.


Mais dans cette réappropriation du film de genre, Paul Verhoeven s’installe dans l‘univers guindé du film français. Et face aux métastases de ce cinéma, l’auteur hollandais décide d’y injecter un venin dégénératif qui va, avec un second degré et une science du dialogue outrancière qui fonctionnent, démolir les fondations de ce cinéma. Et c’est donc dans cette optique qu’Elle devient le miroir réjouissant d’une satire du septième art français. Pendant que le récit se déroule, Michèle continue à tirer les nombreuses chaînes de sa vie : la gestion de son entreprise avec son ami de longue date tout en ayant une liaison avec le mari de cette même amie, soutenir son fils simplet et inconséquent, s’engueuler avec sa mère harpie ; épier la nouvelle petite amie de son ex-mari et garder un œil un peu coquin sur son voisin.


Ce sont autant de balles à jongler, mais Michèle parvient à le faire avec son esprit sardonique et un certain plaisir, mettant constamment les autres à leur place avec une remarque gauche (« montre-moi ta queue ») ou adroitement cynique. Comme lors de la découverte du nouveau-né de son fils. A travers une mise en scène tirée au cordeau qui se confond avec une luminosité grisâtre, Isabelle Huppert fait éclater son talent pour créer un personnage complexe, sombre et comique, où elle est l’héroïne d'une histoire dans laquelle elle n’est pas exactement rendue sympathique et qui par ailleurs, la voit mener des actions immorales. Plutôt que de s’empêtrer dans les poncifs de mœurs, Huppert s’avère être un personnage ambigu avec comme fil rouge du film, le contrôle de soi et de l’autre. Le contrôle par l’irrationnel et la folie. Michèle veut battre son violeur en se proposant, en se dévisageant. Ses intentions contradictoires font que la relation entre les deux est perturbante, surtout une fois que l’on connait l'identité du violeur qui vient tôt dans le récit.


Et c’est dans ce contraste de tonalité que l’horreur se fait plus grinçante à l'image de la deuxième scène viol proche du consentement et la déviance qui déjoue les codes du film d’horreur (descendre dans une cave) comme dans Les Chiens de Paille de Sam Peckinpah. Michèle refuse de devenir une victime de peur d'être dépouillée de la définition qu’elle s’est faite de soi-même. « Elle » insiste sur la réalisation de son caractère central à travers ses excentricités comme moyen de donner une expérience spécifique à un acte déshumanisant. Dans cette présentation de pulsions sexuelles nauséeuses et proscrites par ce petit monde bourgeois où la religion n’est jamais loin, le personnage d’Isabelle Huppert ressemble à celui qu’elle interprétait déjà dans La pianiste de Michael Haneke. Mais la froideur et la misanthropie de l’autrichien est remplacé par la subversion amusée de l’hollandais. Cependant Verhoeven n’est pas intéressé par la création d’une victime à la norme clairement définie par la conscience collective ni par cette idée obscure que toutes les femmes fantasment sur le viol. Non Verhoeven est plus intelligent que cela et la méticulosité de son film s’hume sur le long terme.


Si le film a un certain mal à se finir et à déterminer la frontière à ne pas dépasser, Elle prend le pouls psychique de Michèle en voulant garder le contrôle : cette sublime idée finale de filiation et de symbiose familiale par la mort. Le film traite d'un sujet grave, mais n'a pas peur de s’appuyer sur son humour noir. « Elle » est un conte de fée fantasmagorique de monstres, symbole d’une hargne d’une jeune fille qui voit graviter le sang autour de son existence. Tout est accentué, en excès, pour s’assurer que le film ne se prenne pas au sérieux et accentuer la gravité du crime : « La honte n’est pas un sentiment assez fort pour nous empêcher de faire quoi que ce soit ».

Velvetman
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le 26 mai 2016

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