Depuis la réunification de l'Allemagne, le cinéma allemand s'engage dans une introspection sur les tourments vécus par le pays au cours du XXe siècle. Le plus souvent, ce travail collectif donne lieu à des œuvres brillantes, au pire constructives: je pense à Good Bye Lenin, chronique efficace sur la réunification, au magnifique La vie des autres sur les méthodes de contrôle et de surveillance utilisées par la Stasi, ou plus récemment au fascinant De l'autre côté du mur et a bouleversant Phoenix ou au passionnant [Le] Labyrinthe du silence. Elser s'inscrit dans cette lignée, déjà empruntée par Oliver Hirschbiegel avec La chute, en centrant son sujet sur un héros ordinaire, à savoir celui qui a organisé un attentat contre Hitler afin de l'éliminer. Et preuve, une fois de plus, que le cinéma allemand se porte bien, merci.


A l'instar d'autres long-métrages à portée historique, Elser est une oeuvre plus que jamais nécessaire, un témoignage véridique de l'inquiétante montée du nazisme en Allemagne, jusqu'à l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933. L'indicible devient réel: l'unanimisme devient le mot d'ordre. Lorsqu'une femme en couple avec un juif est littéralement humiliée sur la place publique d'un village westphalien, c'est toute la population qui se rue, par conformisme (plutôt) ou par conviction, seuls quelques uns restant à l'écart de cette dangereuse agitation des consciences, à savoir une famille d'agriculteurs dont est issue notre héros. Ce dernier, Georg Elser de son identité, la petite trentaine, horloger obligé de rentrer au bercail pour assister son "poivrot" de père (comme il le dit lui-même dans le film) au travail dans les champs, apparaît comme plus éclairé que la moyenne. Sa conscience politique lui inspire des sympathies communistes, bien qu'il n'adhère jamais au parti et, surtout, une réelle défiance envers les nazis. Georg Elser est conscient du danger que ces derniers représentent pour la population allemande, d'une part, et pour les minorités opprimées, d'autre part. Il sait pertinemment que ce qui est vendu comme le retour d'une "grande Allemagne", l'amélioration du quotidien et l'arrivée du progrès technique dans les campagnes n'est qu'un leurre: de la poudre aux yeux destinée à faire passer un programme idéologique littéralement haineux et insensé, représentatif de la folie (in)humaine. Lui choisit de ne pas se conformer, contrairement aux autres qui rallient le parti par conviction, par conformation vis-à-vis de l'adoption d'une attitude générale, ou pour sauver sa peau. Lui résiste à sa manière, en évitant de se rendre aux manifestations organisées par les nazis (repas champêtres, séances de cinéma) ou en exprimant sa désapprobation, en hébergeant et en conversant avec son ami communiste devenu travailleur forcé, lequel a pourtant interdiction d'établir la moindre relation sociale. C'est pourtant lui, homme à femmes, accordéoniste, adepte des baignades dans le lac de Constance, amant d'une femme marié, ouvrier métallurgiste dans une usine du coin, lui l'homme ordinaire, non-encarté, tout juste connu pour ses antipathies envers le régime, dénué de tout complice, qui va discrètement organiser, puis commettre ce qui devait être l'irréparable. Tentative qui fut vouée pour à l'échec pour treize petites minutes. L'Histoire tient souvent à un rien.


Le film d'O. Hirschbiegel s'organise autour d'une habile construction en flash-backs, qui démarre par le moment où Elser commet l'attentat, puis se fait arrêter en possession des plans de l'opération alors qu'il tentait de franchir la frontière germano-suisse, puis alterne scènes de la vie quotidienne du jeune homme et scènes d'interrogatoire (et de torture) par des responsables de l'Etat nazi. L'efficace travail porté sur la photographie (de Judith Kaufmann) permet une distinction adroite des instants de joie et d'insouciance, à travers l'utilisation d'une image pleine de clarté et de soleil (que ce dernier soit réel - scènes de baignade ou symbolique - soirées au bar du village), puis de montrer le basculement étatique et sociétal via un refroidissement des tons, l'omniprésence du gris, qu'il soit lui aussi réel ou symbolique. Le temps n'est plus à la fête: les regards se font perçants, menaçants et pleins de soupçons. Voici venu l'heure des dénonciations, des humiliations, des cooptations, des ralliements impromptus. La terreur est semée sur les terres westphaliennes. Tout le monde devient subitement sympathisant du parti. En parallèle, Elser subit torture physique, pressions psychologiques, injection de sérum de vérité, incarcération et autres afin que soit révélée la vérité. Or, cette dernière relève de l'incroyable, de l'inconcevable, voire de l'inadmissible pour un régime qui construit sa réalité à travers des mythes nationaux. Comment un homme ordinaire, dénué de tout engagement politique concret et de toute science sur l'armement, résistant discret (il obtiendra ce statut bien longtemps après sa disparition), aurait-il pu agir sciemment, sans complices ni aide extérieure, sans que personne ne se doute de son projet? Alors que le directeur de la Kriminalpolizei (police judiciaire du Reich) semble croire en la sincérité du jeune homme, preuves à l'appui de sa parfaite maîtrise des techniques de l'opération, les autres dirigeants ne veulent pas entendre cette réalité et essaient d'engager sa déconstruction, en vain.


Seul un moyen subsiste pour eux: éliminer Elser, ce héros ordinaire. Héros de son temps, à la sincérité désarmante, à la résistance discrète, doté d'une intelligence et d'une conscience supérieures à celle de ceux qui étaient ses concitoyens jusqu'à l'arrivée des nazis au pouvoir. Alors qu'un mur intellectuel les séparait, c'est désormais une barrière politique, idéologique et - surtout - attitudinale qui les dissocie. Il veut contrevenir au désastre qui s'annonce. Il ne veut pas que l'Allemagne, son Allemagne, tombe dans le marasme et enclenche une guerre. Monter les allemands les uns contre les autres, user et abuser de violences contre les minorités, participer à un véritable carnage à l'encontre des juifs et des dissidents, très peu pour lui. Sauver sa peau après avoir échoué à tuer Hitler, impossible. Seule une option se présente lorsque Elsa, son grand amour, celle qu'il a désiré et aimé plus que toutes les autres, est directement menacée: tout dire. Révéler la vérité alors qu'il est déjà voué à une condamnation à mort. Elser n'est pas seulement une oeuvre historique, un témoignage sur l'un de ces héros ordinaires qui auraient pu faire basculer le destin d'une population: c'est également un regard sur la vie d'un homme, sur son être, sur son amour invétéré pour une femme au mariage malheureux, au mari indigne, alcoolique et violent, sur la perspective d'un avenir collectif et personnel meilleur après que la mise à exécution de son plan. C'est le portrait d'un homme sans limites, prêt à délivrer son pays et ses habitants de l'oppression du mal et de la folie destructrice d'un carnassier, tout comme il souhaite s’affranchir des contraintes posées par la vie dans un monde rural encore fermé, marqué par des croyances religieuses prégnantes (jusqu'à l'arrivée des nazis), soudé autour d'une foi commune et défini par des interrelations très fortes. Il veut vivre librement son amour dans un pays libre, où on joue de la musique entre potes alors que les couples se trémoussent sur la piste, où l'on peut se baigner dans le lac ensoleillé de l'insouciance, où défendre des convictions politique ne relève pas d'une audace vis-à-vis de l'interdit, où chacun mène sa vie sentimentale et sexuelle comme il le souhaite, où les enfants non issus du mariage ne seraient pas affublés de l'odieux terme de "bâtards". Incarné avec justesse et charisme par Christian Friedel, Elser tente d'écrire le nom de la liberté, jusqu'à ce que la mort le délivre du joug de l'asservissement et de la domination, à quelques jours seulement de la libération des camps de concentration.


Elser, un destin peu ordinaire pour un héros ordinaire, porté par la mise en scène efficace et maîtrisée d'O. Hirschbiegel. Un fils de [son] temps conscient de la chute inexorable de sa société, témoin et spectateur (devenu) impuissant d'un désastre de masse. Une oeuvre brillante, inscrite dans le dynamisme du cinéma allemand et plus que jamais nécessaire, à l'heure où l'actualité nous donne partout à voir des événements tragiques à la violence innommable, et où l'on espère vivement que l'Histoire ne se répétera plus jamais.

rem_coconuts
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le 22 nov. 2015

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