Quatrième collaboration entre le réalisateur Stéphane Brizé et le comédien Vincent Lindon, En Guerre fait quelque peu office de suite spirituelle de la dernière d’entre elles, La Loi du Marché, toujours emmitouflé dans un écrin réaliste sur l’enfer du monde du travail et son impact sur l’humain. L’échelle de l’humain passe ici d’un homme à toute une communauté de travailleurs au cœur des luttes ouvrières et syndicales, explosant alors toute la force des maux concernés.


Style entraperçu dans le précédent film sus-nommé, ici la caméra de Brizé détone et brûle, assumant un dispositif quasi-documentaire pour confronter ces travailleurs au monde cruel du capitalisme. Très peu de dramatisation à l’horizon, où les scènes intimes se comptent sur les doigts d’une main, le film est un objet brut sur une lutte jusqu’à l’essoufflement, celui des protagonistes d’une part, mais aussi celui du spectateur. Ce dispositif se révèle assez impressionnant, délivrant une énergie folle et communicative – on reconnaîtra à Brizé un certain talent pour nous faire suer de rage purement à travers la forme. Les médiums s’y confondent, entre les cadres omniscients, les médias télévisuels et les vidéos de téléphone, un mélange qui pose l’interrogation principale du film : que se cache-t-il derrière les images parfois violentes, qui tournent en boucle, que nous imposent et parfois détournement les médias ? Manipulation et disproportion sont les mots maîtres ici.


Des plans-séquences en caméra portée qui virevoltent, bouillonnent, au sens du découpage des plans et des scènes qui dévoilent une certaine science de la rupture de ton, raccords et cuts au noir nous prenant de court, nous bousculent. L’énergie d’En Guerre nous emporte et nous submerge, d’autant plus que ce sens de l’urgence a même contaminé la production du film, tourné en seulement vingt-trois jours. Sans compter l’environnement musical du film, parfois de trop mais d’autres fois suffocante, des grattes malaisantes à la guitare qui font croître la colère dans les rapports humains, les manifestations, les confrontations avec les autorités, et au bout du compte le final, ultime marche désespérée qui prend à la gorge… Cette énergie est le foyer d’une explosion. Brizé dit qu’il ne se fait le porte-parole d’aucun parti d’aucun syndicat, qu’il fait simplement « le constat d’un système objectivement cohérent d’un point de vue boursier, mais tout aussi objectivement incohérent d’un point de vue humain » : ici se confronte ces deux points de vue qui explosent tel une réaction chimique.


Ce qui participe également à ce dynamisme cinégénique, c’est la performance habitée des acteurs. Pas seulement des « acteurs », puisque la majorité des figures du film sont des interprètes non-professionnels, des personnes qui ont véritablement connu cette situation et la revivent devant la caméra de Brizé. Ce qui donne en plus de la forme un sens de la spontanéité, surtout celle du verbe, très forte. Si forte que l’on en vient à s’interroger de la présence de Lindon à leur tête, où mettre en avant un acteur populaire qui fait sa performance monstre autour de véritables travailleurs dans un exercice qui prône le réalisme, l’ambiguïté se pose. Là réside le vrai point problématique du film, dont l’essence est la lutte collective, et finalement fond dans le point de vue d’un seul, concentrant son cadre sur lui, celui qui au-delà de la diégèse est le seul à appartenir au monde du cinéma, à la fiction évidente… Est-ce crédible, légitime ? Cela dépendra de l’opinion du spectateur, ce qui n’enlèvera pas la présence extraordinaire de Lindon qui fait oublier cette ambiguïté.


Dans un caractère quasi-réflexif par rapport à cette dernière problématique, le film de Brizé est sous le bouillonnement de la forme et des figures un portrait amer de la manipulation. Celle du capitalisme pour brouiller les ouvriers, mais aussi celles des médias sur le peuple. Et c’est là, en remettant une couche dans le fond, que les choix de la forme du film prennent un petit coup. Les médiums se mélangent par le biais de cette question de la manipulation, certes efficacement exécutés, mais allant presque déborder vers le sur-maniérisme. Faire trembler la caméra pour faire réel, informer constamment le spectateur de l’évolution de la situation et donc de la narration par les reportages télé, dévoiler l’ultime acte tragique via un téléphone portable… L’authenticité voulue s’en retrouve étouffée, et même littéralement entachée par l’épilogue, dernières images de trop qui cherchent curieusement un travail d’iconisation inutile et absurde.


Le film se conclut toutefois dans un format reportage et non par sa caméra objective, dénonçant peut-être au-delà de l’ambiguïté cinématographique tout le pathos morbide des médias qui cherche par tous les moyens la contestation ou la larme du spectateur. Ce qui témoigne du clair-obscur de l’énergie d’En Guerre, exercice qui filme avec fougue des acteurs habités, parvenant à nous arracher de la sueur et des larmes de rage. D'une efficacité redoutable à la lisière du documentaire, mais aussi du sur-maniérisme, le film se révèle quelque part nécessaire, faisant respirer dans le sens où la peinture de cette guerre qui est là chez nous, parmi nous, se voit ici dépeinte hors du carcan médiatique pour laquelle la confiance est nulle, redressée par le point de vue d’un cinéaste.


https://obscura89.wordpress.com/2018/07/24/en-guerre-stephane-brize-2018/

MaximeMichaut
7
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le 24 juil. 2018

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