En guerre pose une question formelle aussi aporétique que celles soulevées dans le film, où il n’y a que des mauvaises décisions à prendre : comment un film de fiction peut-il parler de la lutte sociale ? (pour le documentaire, d’autres problèmes se posent, mais ce n’est pas la question)


Moi, je ne sais pas, parce que je trouve la question très périlleuse :
- D’un côté, je ne sais pas si un film de fiction a le pouvoir de bien en parler. Les problèmes sont multiples, pèle mêle : l’appropriation d’une lutte par une industrie pose problème (le fameux « d’où tu parles ? ») ; le risque de la simplification et du manichéisme pose problème ; émotionnaliser à outrance (ou pas assez) des débats politiques et intellectuels pose problème, etc.
- De l’autre, je crois quand même en la possibilité de trouver un dispositif miracle capable de résoudre ces problèmes.


Et En guerre trouve un assez bon équilibre. Le film est notamment très bon et très fort dans son souci de reconstitution, parti pris de mise en scène audacieux : de longues scènes décrivent presque ethnographiquement le rapport de force entre les acteurs en présence. L’occupation du hall du Medef ou les engueulades entre ouvriers prennent aux tripes, mais les a priori plus sages réunions de médiation aussi.


Le film considère son sujet avec éthique et gravité : il ne veut pas dire n’importe quoi et recrute donc Xavier Mathieu et l’avocat de la CGT pour l’écriture du scénario ; il comprend l’indécence qu’il y a à filmer au cœur de la mêlée et pose donc sa caméra à distance en préférant la longue focale. Cette longue focale fait peut-être partie de la solution miracle pour filmer la lutte sociale : elle permet à la caméra de se tenir à distance ; tour à tour, elle donne une identité à tous les protagonistes et les isole (puisque les personnages ne sont jamais tous nets en même temps, elle accentue les conflits) ; elle est sensible au vacillement et aux agitations.


Mais le film ne renonce pas à la fiction : En guerre marque parce qu’il maîtrise la dramaturgie pour son récit et pour chaque scène (il faut dire que le conflit social a un potentiel dramatique évident) ; sa construction est évidemment climax-ique, puisque le point d’orgue du récit est attendu dès le début du film et est atteint lieu 15 minutes avant la fin. Même s’il ne cède pas sur l’essentiel : quelques scènes sont répétitives (les mêmes conflits se répètent, les mêmes arguments sont utilisés) mais sont nécessaires pour ne pas trahir son sujet, car c’est à cela que ressemble un conflit social.


Toutefois, l’équilibre n’est pour moi pas toujours atteint. Ainsi, le film prend parti pour la position syndicale de Laurent (Vincent Lindon). Le film n’a pas tort de prendre parti, car après tout, Dieu vomit les tièdes, mais je ne sais s’il a raison de prendre à partie les autres ouvriers, partisans de la négociation. Ces derniers sont humiliés, leurs arguments sont moins écoutés, et la lutte entre les deux courants syndicaux ne se fait pas à armes égales : le camp de la radicalité est incarné par Vincent Lindon et bénéficie donc de la bienveillance du spectateur. Toutefois, le film se montre sans doute plus subtil que ça, il y a du bon chez tous les protagonistes, sauf chez le « méchant » du film clairement identifié : c’est le PDG du groupe (et accessoirement le système capitaliste), d’abord indifférent et invisible, puis doucereux mais tout aussi indifférent.


Deux choses m’ont plus dérangé :
- Sa musique, puisque ses basses et son tempo rapide induisent une émotion que le récit donne de lui-même.
- Et surtout sa fin.


Il y a une belle idée avec la naissance de la petite-fille de Laurent : symbole un peu lourd mais puissant de l’espoir, de la vie qui est aussi ailleurs, etc. Mais le film décide de prendre son contrepoint radical et de tuer la réflexion en même temps que Laurent : le sacrifice du héros est presque facile, est presque une ficelle d’une histoire pour le reste nuancée. C’est un parti pris dont je comprends les intentions, mais l’extrême émotion qu’elle déclenche empêche forcément de vraiment penser à des formes de lutte et de résistance.

TomCluzeau
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le 16 mai 2018

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Tom Cluzeau

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