La guerre est la continuation de la diplomatie par d’autres moyens, disait Clausewitz. Quand on ne peut pas se parler, on se fait la guerre. Ces deux mondes, celui des dirigeants et celui des ouvriers, ne peuvent se parler car ils n’ont pas le même langage : les uns ont un langage abstrait (taux de marge, environnement hostile, profitabilité, contraintes du marché), les autres s’obstinent au concret (cantine, famille à nourrir, crédit à rembourser). Et lorsque le monde d’en-haut emploie les mots de celui d’en bas (ex : « moi aussi ça m’empêche de dormir »), cela suscite immédiatement un sourire chez le spectateur - et la colère des ouvriers.
Même antagonisme dans les actes : les grévistes parcourent 800 km, font le pied de grue sous la pluie, ce qui est très concret... pour obtenir que le directeur France passe... un simple coup de fil au grand manitou ! Comment mieux exprimer la disproportion de la lutte ? Et que cette lutte est perdue d’avance, dans un monde de moins en moins concret ? C'est peut-être aussi le sujet du film : la disparition du monde concret.
Non, ces deux mondes ne peuvent pas entrer en relation.
Reste donc la guerre.
Une guerre des nerfs : on voit sans cesse à l’écran des gens les nerfs à fleur de peau. La stratégie d’évitement de la direction (refuser de simplement rencontrer les grévistes) fait monter la tension chez les 1100... ce qui mènera au drame final. Un drame annoncé dès le début, avec cette scène où les syndicalistes expérimentés reprochent à un jeune d’avoir versé dans l’insulte. Eux aussi vont perdre leurs nerfs à la fin.
Une guerre d’un autre âge : Stéphane Brizé choisit de montrer des corps-à-corps, qui évoquent les champs de bataille d’antan. Ces corps remués, chahutés, disent mieux que tout la guerre concrète que mènent ces ouvriers. Les patrons, eux, luttent par CRS interposés. Et si l'on franchit le tabou de l'atteinte physique à leur égard, la sanction est immédiate.
Une guerre d’usure, avec son siège, à Monceaux-les-mines, qui apportera une éphémère victoire.
Une guerre avec sa dimension stratégique, et l’éternelle question : faut-il être radical, sans concession, ou savoir prendre ce qui peut l’être ? Stéphane Brizé, dont la sympathie va évidemment aux jusqu’au-boutistes, a l’intelligence de les faire perdre, histoire de placer le spectateur face à la complexité du problème. Et de moucher ainsi les adeptes des convictions bien tranchées, comme on en trouve tant dans les milieux d’extrême gauche...
Car le film n’est pas (trop) manichéen. Il l'est, d'une certaine façon, moins que le 120 battements par minute de Campillo, auquel il fait parfois penser avec toutes ces scènes de débats vivants, qui dérapent sous le coup de l'émotionnel. Les patrons ne sont pas (trop) des salauds, simplement des gens qui vivent dans un autre monde - et qui, comme beaucoup, sont assez largement indifférents à ce qui n’est pas le leur.
Non, ce film intelligent, généreux, engagé, nous laisse avec une question : combien de temps encore va-t-on accepter que des vies soient sacrifiées
(c’est le sens du geste final de Laurent)
pour que quelques super riches puissent l’être un tout petit peu plus encore ? Combien de temps encore l’avidité va-t-elle imposer sa loi ? Quand va-t-on dire stop ? Et ce bébé si serein que capte la caméra, est-ce ce monde-là qu’il aura à affronter ?
Stéphane Brizé choisit de filmer cela « en immersion » comme ces reporters de guerre « embedded ». Il n’abuse pourtant pas de la caméra qui bouge (aspect qui m’avait dérangé dans La loi du marché), parvenant à un très bon compromis. Et ne se disperse que très peu en scènes collatérales (quelques scènes de Laurent chez lui), ce qui rend le film rêche, tendu, sanguin. Les acteurs, quasi tous amateurs, sont hyper crédibles, à commencer bien sûr par Lindon qui « mouille la chemise » et se fond avec un naturel confondant dans la masse.
Difficile de ne pas partager la rage de ces gens-là : pari réussi, donc.
7,5