Celui-là, faut que je le revoie rapidement. Je suis sorti de la salle l'estomac noué, le souffle court, incertain d'avoir vraiment saisi grand chose de l'heure et demie qui venait de s'écouler. Avec des idées fixes : acheter le roman dont le film est tiré, revoir le film assez rapidement.

Le roman est en ma possession désormais, après des aventures rocambolesques à la FNAC (faudrait songer à renouveler le personnel, quand il ne sait pas se servir d'un ordinateur ou ne semble rien connaître à la littérature ou au cinéma récents), ainsi que le Blu-ray du dernier Wes Anderson, histoire de marquer le coup.

Mais Enemy donc. Le titre est un peu bête je trouve, il oriente la vision du film vers un sujet de thriller un peu banal, alors que l'intérêt est je pense ailleurs. Le thème du double est plus que fécond en littérature et dans les arts en général, et cette nouvelle variation n'apporte probablement rien de décoiffant à l'édifice théorique par ailleurs bien stable. Et je dirais même que Denis Villeneuve ne cherche pas à le faire. On nous vend cela comme un piège, une énigme à déjouer, mais je ne pense pas qu'il y ait vraiment d'énigme ou de piège ici. On a des éléments : une clé, des araignées, trois femmes dont deux interchangeables et une plutôt étrange, deux hommes pour un seul acteur épatant (le toujours aussi bon et désirable Jake Gyllenhaal), et quelques autres. Mais le film ne cherche pas comme ceux qu'on lui prête volontiers comme modèles faute d'avoir vraiment des récits auxquels le comparer (oui, je parle ici de Lynch, de Polanski, et même de Hitchcock ou De Palma) à revisiter le film noir dans un film qui puisse retomber à un moment sur ses pattes. Pas de récit éventrés et recousu bizarrement comme chez le père David, pas de basculement dans le grotesque et le fantastique qui permette de trancher la question par une solution de repli générique comme chez notre ami Polonais (rien n'est explicité ici), encore moins d'intrigue policière sinueuse avec un dénouement qui tente de dénouer le tout comme chez les compères Alfred et Brian. Non, ici on a un récit obscur, contemplatif, truffé de symboles et de références, mais qui se tord et se déplie sans pour autant voguer vers un but ou une résolution précis. Il y a bien un prologue, mais il est difficilement soluble, tout au plus rappelé par quelques éléments ici et là (araignées, clé, un dialogue), et il y a bien une chute, totalement inexplicable, et tout de suite suivie par un générique cynique.

Non, si on devait à tout prix rapprocher ce récit de ceux d'un autre cinéaste, peut-être David Cronenberg serait le plus proche. Lui aussi canadien, lui aussi aimant investir les arcanes troubles de la psyché humaine, lui aussi versant dans le malsain, le morbide, le déviant sexuellement, et ne fournissant pas toujours d'explication à ses déchaînements de fureur visuelle et poétique. Soit dans ce Enemy, une photographie soignée qui rappelle un autre film de Jake Gyllenhaal, Zodiac. Les teintes sont ocres, jaunasses, brunes, marrons, grises. Un tantinet de rouge lors d'une séance nocturne, très peu de bleu ou de vert. On semble voir la lumière filtrée à travers le prisme déformant du temps et de la poussières, comme dans une chromo un peu surréelle. La ville baigne dans une brume teintée, déploie son labyrinthe de routes et d'immeubles immenses. Architecturalement le film est une splendeur. Rarement l'urbanisme n'aura été filmé avec ce vertige, cette fascination, cette acuité. Même le générique de fin est à cet égard somptueux, comme s'il recadrait tout le récit vers cette seule contemplation quasi mystique des bâtiments fantomatiques de Toronto. Lumière, contours, formes. Dans ce dédale rappelant une immense toile sur laquelle déambulent les nombreuses araignées du film, un doppelgänger donc. Un gentil prof un peu benêt, obsédé par Hegel, le recommencement quasi nietzschéen et les dictatures. Un méchant (?) acteur de seconde zone, marié à une femme qui le craint et le méprise. Un seul physique, deux corps. Et une rencontre, inévitable.

Comme tous les récits très théoriques et à forte teneur psychanalytique ou psychologique, le film recours à un certain schématisme, pour ne pas dire manichéisme. Adam Bell, ça ne s'invente pas, sera plutôt associé au blanc, tandis que Anthony Claire (même commentaire) sera lui en noir. La différence notoire entre les deux personnages rappelle un détail de Inception, la fameuse alliance. L'un est marié, l'autre pas. Ce petit détail, le film revient assez souvent dessus, en faisant même un point d'inflexion sur la fin du parcours, au cas où le spectateur ne l'aurait pas encore compris. Pour ma part, étant aux aguets en début de séance, j'ai vu l'anneau scintiller dès le prologue, et j'ai passé les séquences suivantes à guetter des plans sur les mains pour savoir à qui on avait affaire, et quel Jake relier à quelles images nébuleuses. Petit jeu de piste amusant s'il en est, mais qui ne mène nulle part puisqu'il n'y a ici aucune énigme à résoudre. Les deux sosies existent bel et bien, il n'y a pas vraiment de machination, juste de l'étrangeté, et une fin assez conventionnelle qui a le mérite de résoudre cette tension, avec la chute absolument désarmante du dernier plan.

Tout ce flamboyant exercice de style est accompagné d'une direction artistique irréprochable. Photo, décors, montage, mise en scène, direction d'acteur et surtout musique au cordeau. Un film sans doute un peu mineur comparé aux deux précédents, mais dont j'admire l'âpreté, l'étrangeté et le caractère abscons. En revanche je ne comprends pas pourquoi il déchaîne à ce point les passions. Gageons que la lecture du roman m'éclairera un peu sur ces araignées.

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le 2 sept. 2014

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Krokodebil

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