Si David Lynch compte aujourd'hui parmi les meilleurs réalisateurs américains de ces quarante dernières années, c'est surtout grâce à son style mystique et fantasmagorique, par lequel il s'est toujours démarqué. Eraserhead, son tout premier long-métrage, porte d'ailleurs particulièrement les caractéristiques de cette patte encore, en 1976, à l'état brut. Le seul fait que le film soit quasiment impossible à résumer traduit déjà combien Eraserhead est un film particulier, original et marginal à tout ce que le cinéma possède comme standard. Grossièrement, disons que le personnage principal, laissé seul avec son bébé prématuré, doit s'en occuper avec ses propres moyens.


Si Eraserhead est difficile à résumer, c'est parce qu'il s'agit d'un film mystique; ça, je l'ai déjà dit. Mais il convient tout de même de nuancer l'utilisation de cet adjectif, lorsque l'on se met à comparer le premier long-métrage de Lynch à la poignée de courts qu'il avait réalisé les dix années précédentes (The Alphabet, The Granmother) dans lesquels ce mysticisme allait jusqu'à rendre impossible toute interprétation certifiée. Ici, si les pistes d'interprétation ne manquent toujours pas, elles sont néanmoins bien plus claires à exploiter, ne serait-ce qu'avec ce symbolisme bien plus évident, mais non moins riche, dont use Lynch.


Cependant, ce symbolisme pullulant a pour inconvénient de rendre le film incompréhensible, si l'on ne décrypte pas un à un les éléments mis à disposition; ce qui rend, par ailleurs, ce film très difficile à critiquer sans spoiler ses divers rebondissements.


La toute première scène, où l'on observe le personnage principal, transparent et dont le buste bougeant occupe toute la longueur de l'écran, devant une sorte de Lune et quelques étoiles, en est un parfait exemple. Le personnage laissant échapper de sa bouche une sorte de mince cordon fantomatique, on peut interpréter cette scène comme un acte sexuel: le cordon serait un spermatozoïde, la Lune une métaphore du cerveau du personnage principal, puisque la caméra s'y enfonce ensuite, et le mouvement latéral qu'opérait le buste du personnage pouvait être perçu comme le mouvement d'un coït.


La scène du repas, après quinze minutes de film, transcrit à la perfection les attentes secrètes de chaque personnage: en mettant en avant leur inconscient, Lynch propose de délicieux clichés qui sonnent parfaitement justes: le père de famille grognon, qui cherche à faire-part sans arrêt, de son expérience, de sa vie passée; la mère, qui ne supporte pas d'être vieille et qui va succomber au personnage principal pour se sentir un instant durant de nouveau jeune; la grand-mère, un être entre vie et mort dont on ne fait plus que tirer les fils et prendre soin par principe. Le poulet que le personnage principal découpe appelle à mon sens deux interprétations parallèles: l'acte sexuel, à en juger la réaction de la mère, et la nourriture synthétique, introduites par les réflexions peu ragoûtantes du beau-père; des interprétations qui confortent Eraserhead dans son atmosphère sale et artificielle, sans aucun apparat.


Le bébé prématuré, une sorte de foetus animal, est représenté d'une façon si peu ragoûtante car, là encore, Lynch le présente selon la manière dont il est perçu par les autres: une chose qui n'est pas désirée, et la cause du cauchemar dans lequel va être plongé le personnage principal.


La branche plantée sur la table de chevet du personnage principal apparaît aussi comme une auto-référence au cinéma de Lynch, puisqu'elle rappelle The Granmother et le cocon d'où provient la grand-mère. Placée dans Eraserhead, elle apparaît un peu comme un appel au secours vers cette grand-mère qui pourrait rassurer le personnage principal, voire le sortir de son cauchemar.


Les quelques acteurs n'ont toutefois certainement pas eu à se plaindre du nombre de répliques qu'ils avaient à apprendre; qu'il s'agisse de Charlotte Stewart, qui joue la compagne du personnage principal (joué par Jack Nance) qu'elle délaisse, leur jeu, basé sur de simples expressions faciales ou des regards, est irréprochable et rentre parfaitement dans l'optique cauchemardesque et muette du film.


Pour un premier long-métrage, Lynch montre une certaine maîtrise: la réalisation est solide, et le noir et blanc permet de nombreux contrastes de lumière, selon le contexte. La mise en scène, symbolique elle aussi, se limite à quelques objets-clés, mais n'en est pas moins astucieuse. Il n'en reste pas moins que, comme pour ses courts-métrages, Lynch imprègne Eraserhead d'une atmosphère étouffante, oppressante, pour ne pas dire glauque. Le décalage comportemental des personnages peut par ailleurs facilement être gênant pour qui n'est pas préparé au cinéma de Lynch, qui vise surtout à mettre en valeur l'inconscient et la face cachée de ses personnages plutôt que le masque habituel sous lequel ils se cachent. Avec Lynch, l'Homme est à nu, victime d'une mise en avant presque freudienne.


Pour un premier film, Eraserhead est loin d'être mauvais. Son riche symbolisme ouvre facilement à Lynch les portes du Cinéma, qu'il franchira aisément puisqu'il réalisera quatre ans plus tard Elephant Man, qui demeure encore aujourd'hui un chef-d'oeuvre du septième art. En ce qui concerne Eraserhead, son seul problème sera son hermétisme, qui le rend difficile à aborder. Passé ce cap, le premier long-métrage de David Lynch apparaîtra décalé et juste, parfaite représentation d'un héros qui se morfond dans une fantasmagorie glauque et oppressante, aussi insaisissable que ce film.

Kevin Soma

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