Eureka
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Eureka

Film de Shinji Aoyama (2000)

La question du rôle qui aliène, encore et toujours...

Je me souviens, toujours, de... La fin d'Eureka : la musique de Jim O'rourke qui passe en diégétique et extra-diégétique. C'est-à-dire qu'elle passe d'abord quand le conducteur du camion la passe sur le petit poste laissé par le cousin tokyoïte, puis on la garde en fond après qu'ils soient sortis du camion. Au-delà de détails de vocabulaire technique, c'est important parce que l'on partage, tout d'abord, un moment avec les personnages, un moment de découverte et de mieux connaissance du cousin (on relie sa musique à lui). D'ailleurs, c'est là que le chauffeur remarque qu'il a peut-être été trop sévère de le jeter hors du camion. Et puis, c'est surtout un moment de mélancolie qu'on partage comme étant celui des personnages, et non pas seulement celui du film. Alors, quand ça reste la musique qui passe lorsqu'ils sont sortis du camion (le chauffeur et la petite fille), à la plage, la mélancolie des personnages est reliée au film. On comprend que le film est fidèle à la mélancolie des personnages, et d'une façon imprimée génétiquement dans le morceau de Jim O'rourke, qui s'appelle lui-même Eureka.

En voici les paroles (qui n'occupent même pas la moitié de la durée du morceau, qui devient vite instrumental) :

(voix qui passe dans un combiné)

"Hello, Hello, can you hear me?
(Salut, Salut, pouvez-vous m'entendre?)
Are your skies clear and sunny down there?
(Est-ce que vos ciels sont clairs et ensoleillés là où vous êtes?)
Even in this rain the breath of the breeze is reaching me here
(Même dans cette pluie, le souffle de la brise peut m'atteindre ici)

(voix normale)

Here on this phone
(Etre ici, dans ce telephone)
A quarter a day room for me
(Un peu un foyer pour moi)
And as things stay the same
(Et tandis que les choses restent les memes)
I'm quickly running out of change
(J'en viens rapidement à m'ennuyer)
You're thinking on your feet
(Vous pensez sur vos pieds)
While you're sitting there on your ass
(Et vous restez là sur vos fesses)
Fresh crease in your shirts
(Un pli frais dans votre blouse)
No stain of sweat on your back
(Pas de traces de sueurs sur votre revers)
There's no need
(On ne manqué de rien)
There's an employee
(Il y a un employé)
To make up for all of your slack
(Pour compenser toutes vos absences)
A seed don't make a tree
(Une graine ne fait pas un arbre)
Without a servant who waters the grass"
(Sans un serviteur qui arose l'herbe)

La première partie, on ne la discerne qu'à peine, quand elle passe dans le camion. Et pour cause : si on en lit ces premières paroles, on s'aperçoit que ce n'est qu'une dédicace, à distance. Celle du cousin tokyoïte, à qui appartient la cassette, d'abord. Et puis celle du grand frère certainement emprisonné à l'heure qu'il est. Mais pas seulement...

Cette chanson est intéressante parce qu'elle traduit un sentiment apparemment absent du film (se sentir isolé dans une maison de retraite, ou plus vaguement, dans un dispensaire ou une prison à vie), qui est certainement celui que ressent à présent le grand frère. Mais à bien y réfléchir, cela parle aussi de l'état de civilisation, de l'aliénation des personnes civilisées qui restent là, le cul posé sur leur chaise, à penser, sans agir. C'était le cas du chauffeur de bus et des enfants, lorsqu'ils étaient pris en otage, et même avant ça... Et cela restait le cas lors du road trip. Cette chanson vient d'ailleurs clore le voyage qui est à bien des égards une promenade de santé : les deux enfants restent immobiles, sur un gazon, les lunettes de soleil vissées, tandis que le chauffeur pourvoit à leurs besoins... Mais entendre ça à ce moment-là, ça devient la prise de conscience, l'EUREKA du film. Ce n'est pas dans la chanson elle-même que ça se trouve, mais dans le fait que c'est des gens bien portants et libres qui l'écoutent. C'est pourquoi cette musique devient le fond sonore de l'escapade du chauffeur et de la jeune fille au bord de l'eau, sur la plage sépia et jusque dans l'eau. Lui tousse et crache du sang, mais ce n'est pas grave, ce n'est certainement que somatisation ou l'effet d'un alcoolisme inavouable (la Tuberculose). Tandis que la petite fille franchit le pas de la mer, toute habillée, en disant à son grand frère, par télépathie, qu'elle est en train de vivre, et non plus de rester attentiste, et plus symboliquement qu'elle est désormais au contact du lac de ses passions, pénétrée par elles. Après être demeurée inerte, pendant la prise d'otages, avant et après (la condition sociale d'enfant et de citoyen contemporaine), avec peu de couleurs, les choses commencent à en prendre, elle commence à s'activer.
C'est pourquoi elle va réagir, se remettre à parler, faire le deuil, et le film deviendra entièrement en couleur.

A ce propos, si tout le film est PRESQUE en noir et blanc jusque là (SEPIA), il faut comprendre que ce n'est pas dû qu'à la prise d'otages, puisqu'avant même cette prise d'otages, au tout début du film, on n'avait guère de couleurs. Non, c'était un état de mutisme, d'immobilisme, d'interdiction et de servitude.

Eureka dit cette chanson, parce que je me rends compte, quand je reçois ce courrier, et que je passe d'un côté du combiné à l'autre (deuxième partie de la chanson : on est du côté de celui qui parle, puisque la voix n'est plus déformée par le combiné), que je n'ai pas à rester attentiste, même si on pourvoit à mes besoins. Je ne suis pas une plante, je n'ai pas à dépendre d'un serviteur. C'est en tous cas comme ça que je le comprends.

Je regarde de moins en moins tout le film, parce qu'il est habité par l'attentisme, l'immobilisme, le mutisme. Malgré le policier du début du film : il est vieux mais lui il agit. C'est pourquoi son regard, quand il vient voir le chauffeur dans la voiture de police après la prise d'otages, est insoutenable pour ce dernier. Le chauffeur a toujours été immobile et le titre de conducteur était absolument usurpé : il était enfermé dans un rôle, une routine, avec une casquette et une chemise. D'ailleurs, durant la fin de la prise d'otages (quand le preneur d'otages sort du bus), il n'a pas été difficile pour le preneur d'otages d'échanger son rôle avec le chauffeur : comme lui, c'est un salary man, avec une chemise et un pantalon règlementaire, comme lui il est enfermé dans sa condition, et il ne lui manquait que la casquette du chauffeur.

Ainsi, comme je l'ai avancé, à propos de cette chanson, le film parle plus largement de l'immobilisme, de l'enfermement dans un rôle : enfant, chauffeur de bus, salary man... Ce n'est pas pour rien que la petite fille, à la fin du film, lance aussi une pierre de deuil pour le « tueur du bus ». Lui aussi était victime avant d'être coupable. Le mal, au tout départ, ne vient pas de cet homme, il vient de ce paysage, bien orthogonal, de cette fausse perfection du début du film : la mère salue ses enfants, avec son chapeau de paille sur la tête, et le bus s'arrête devant le piquet, ils montent, ne parlent pas, le frère lisant un manga, et ainsi de suite... Ellipse jusqu'à la fin de la prise d'otages, où le car est immobilisé et les voitures de police arrivent, et tout s'est déjà passé. Tout est décrit comme si le mal devait donner ce fruit-là, tôt ou tard... L'homme qui deviendra le tueur n'est qu'un homme. Quand on revoit le film, on ne voit qu'un homme muet et interdit, finalement en tous points semblable à un autre (salary man). Et le japon n'en manque pas (à voir, sur ce thème-là, « Tokyo Sonata »).

Eureka, où on apprend qu'un jeune tokyoïte a beaucoup plus en commun avec un conducteur de bus du fin fond de l'île de Kyushu qu'il n'y paraît : une vie cadrée, entretenue par un modèle de civilisation mortifère...

Mais ce n'es pas tout. Je pense souvent à cette prise d'otages, mais je repense également à ce lien « télépathie » entre le frère et la sœur. Cela ne les sauvera pas, et n'empêchera pas au grand frère de devenir un tueur, mais il y a là une sensibilité intense, par laquelle ils communiquent. Et cette télépathie, on le sent, n'est que symbolique : point de paranormal ici, ce n'est que le symbole d'une impossibilité de parler et de l'existence d'une communication intime, sensible, entre deux individus qui se comprennent parfaitement. Cette sensibilité là, cette communication, est aussi présente entre les personnages et la mise en scène, de plus en plus vers la fin. On l'a vu, d'abord, avec la chanson, qui était au départ passée dans le bus, puis devient la bande sonore au bord de la plage : le film assume la mélancolie des personnages et leur prise de conscience.

Au début du film, il est clair que tout est assez « orthogonal », froid. De même, les assassinats du grand frère sont évoqués de l'extérieur, alors même qu'il s'agit de l'un des héros. La structure, les personnages secondaires, au début du film, fait aussi preuve d'une grande confusion. Tout ça est certainement fait exprès : au fond, tous ces figurants doués de parole (la famille), ils n'apportent rien ; et les meurtres du grand frère sont le fait de l'Altérité elle-même, c'est-à-dire de déplorables manifestations de l'aliénation du grand frère et d'une construction de sa sexualité sur le mode de la destruction de la source du désir (ces jeunes femmes sexuellement attirantes, donc).

Mais progressivement, les dialogues se font plus drôles (le cousin tokyoïte, prodigieusement énervant au début, devient très drôle... tout en restant énervant !), plus riches (les jeunes enfants ne parlent pas mais ils savent se faire comprendre), et le voyage prend des airs d'odyssée tandis que le chauffeur tombe malade mais apprend à lutter. C'est par la maladie que le corps est symptôme d'un mal-être intérieur, bien sûr. Mais sa tendance à être de plus en plus réactif, à prendre les choses en main : empêcher le grand frère de frapper encore, le convaincre de se donner à la police, et puis jeter le cousin qui a sali la mémoire du grand frère, sont autant de manifestations d'un changement qui s'opère chez lui plus vite que chez les enfants. Lui aussi avait besoin et il le dit dés le début : « j'ai besoin d'eux autant qu'ils ont besoin de moi ». Au début, c'était un lien de dépendance, mais finalement cela deviendra un lien d'influence, un lien salvateur. Il avait besoin de ça pour guérir, lui aussi, pour se relever.

Ecrire ce commentaire m'a permis de redécouvrir un film que je croyais connaître trop bien. Les prochaines fois que je reverrai ce film, je penserai à y voir la transformation que je viens d'évoquer, dans la mise en scène : du plus froid au plus humain, du plus inerte au plus réactif. Et la présence de la notion de rôle comme facteur aliénant : rôle de chauffeur, de salary man, d'enfant, de parent, de famille, etc... C'est assez génial pour moi de retrouver le thème que j'avais vu dans Tokyo Sonata, Suicide Club et Noriko's dinner table, notamment. Car ça pourrait vouloir dire que mes goûts sont plus déterminés que je ne le pensais, ou bien peut-être que c'est une tendance lourde d'interprétation, chez moi, de voir les causes des troubles dans les phénomènes d'aliénation, de rôle, quand il s'agit de personnages japonais vivant une crise personnelle. En théorie, je devais écrire tous ces commentaires pour mieux savoir qui je suis. Et il s'avère qu'en pratique, c'est exactement ce que j'en retire.
Jonathan_Suissa
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le 14 oct. 2010

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