Dans un recoin obscur du musée, s’alignent sur le mur du fond trois tableaux sobrement baptisés : L’Embaumeur, Le Transporteur, Le Dictateur. A côté de chacun, une petite explication du galeriste, qui replace les œuvres dans leur contexte historique : celle de l’Argentine péroniste, et de la Révolution libératrice qui s’ensuivit. Cette salle y est consacrée.
J’observe ces trois scènes, serrées dans leurs cadres étroits, et sans consulter le nom de l’artiste, je m’amuse à deviner. D’abord, je ne peux m’empêcher de penser au Tres de mayo de Goya, pour son thème sans doute, mais le coup de pinceau semble trop ciselé pour être le travail de l’espagnol. A n’en pas douter, c’est l’œuvre d’un peintre baroque. Velasquez me vient le premier à l’esprit, mais Rembrandt peut-être ? Quelque chose dans la précision des ombres. Me reviennent ces quelques vers de Baudelaire dans Les Phares : "Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, / Et d'un grand crucifix décoré seulement, / Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, / Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement". N’est-ce pas dans ce décor funeste que se terre notre Embaumeur ?
Les deux autres toiles, toutefois, me font réévaluer ma supposition : ombres précises certes, mais trop précises. La façon dont elles barrent les visages ou les mettent subitement en valeur, peignant sur les hommes des expressions tantôt grotesques, tantôt grandioses. Elles les parent d’un voile de noblesse et de solennité. Les figures des acteurs paraissent en émerger en luttant, parvenant tout juste à maintenir leur visage à la surface de la lumière. A tout instant, ils menacent d’être engloutis à nouveau. J’ai face à moi les démons du clair-obscur, l’emprise de l’obscurité à peine relâchée comme le temps d’un souffle, et se dressant face à elle une clarté plus froide encore. Le Caravage peut-être ?
Je m’approche, un pas encore. Traverser les musées m’a toujours paru un exercice fastidieux et peu enthousiasmant ; pourtant, si la succession des œuvres à perte de vue me procure un sentiment de découragement et d’ennui, il se produit toujours un effet singulier lorsque je prends le temps de m’arrêter devant chacune d’elles, et de me pencher aussi près que les cordons m’y autorisent. Arrivée au point où je vois la fabrique de la toile, le coup de pinceau de l’artiste, la petite épaisseur de peinture docilement craquelée, quelque chose prend vie.
Quelque chose prend vie. Dans ces cadres figés, soudain, les hommes se mettent à bouger. Calmement, avec une sobriété qui me fait moi-même retenir mon souffle, ils s’agencent dans des compositions géométriques maîtrisées, qui occupent pleinement tout le minuscule espace que leur autorise le champ. Leur danse paraît d’autant plus adroite qu’il semblent écrasés par l’immobilité sévère de ces plans-séquences qui ne leur donne pas le droit à l’erreur. Là, dans cet exercice périlleux, je discerne nettement le coup de pinceau du peintre, arc-bouté au-dessus de sa toile, retenant les tremblements de sa main : une goutte trop diluée bavant sur le lin suffirait à ruiner tous ses efforts.
Finalement, mes yeux glissent sur les étiquettes et accrochent le nom de l’artiste : Pablo Agüero. Jamais entendu parler. Je cherche à comprendre ce qu’il me décrit, quel est le message qu’il a cherché à véhiculer de toute sa patience. Je m’attarde sur les encarts informatifs, les images d’archives que l’on a apposées à côté pour rendre ces portraits baroques à leur temps et leur place. Je sens la gloire de l’histoire en émaner, sans qu’elle parvienne vraiment à affecter les toiles, à leur insuffler un sens. Non, l’objet véritable de ce triptyque, c’est force d’une figure et de son aura, comme pur fantasme artistique. Cette figure, cette figure morte, c’est Evita.
Evita est là, simplement, immobile, même pas forcément présente. Comme une main tendue depuis l’au-delà, griffant le voile de la réalité. C’est la pierre qui a traversé le miroir de l’eau et coulé tout au fond, mais dont l’onde continue d’agiter la surface, ridule après ridule. C’est la force du souvenir, comme un symbole, comme une fidélité, comme une déclamation. En un sens, c’est un destin qu’on a confisqué à présent qu’il n’y a plus de vie pour l’habiter. Autour de sa beauté morbide qui rayonne doucement, les vivants s’agitent, charognards se disputant les miettes de cette éternité qui leur est inaccessible. Là où la mort est certaine et paisible, la vie est confuse et égoïste.
Ce spectacle de ceux qui restent révolutionnant – dans tous les sens du terme – autour de celle qui est partie a quelque chose de tendrement grotesque. En y regardant de plus près, les trois tableaux sont trois visages de la vanité. L’Embaumeur, obsédé par une image fanée, défiant la Mort pour le seul prix du souvenir. Le Transporteur, religieusement astreint par des enjeux grandiloquents et injustifiés, mais auquel il consent avec fierté. Le Dictateur, un cri crispé dans ses symboles anciens, comme une répétition maladroite, un combat d’arrière-garde aveugle à l’avance désespérée du temps.
Là encore, je repense à Baudelaire. A La Vampire. "Imbécile! — de son empire / Si nos efforts te délivraient, / Tes baisers ressusciteraient / Le cadavre de ton vampire !" N’est-ce pas là pareille divagation d’un fou, pareil égarement d’un idiot ? Pourtant, l’emprise élégante de la beauté est telle que rien ne paraît, au premier regard, de cette cocasserie. Trop distrait par son ballet, on se laisse mener, car aussi ridicule que soit l’objet de leurs tourments, il y a dans la sincérité des personnages une profonde dignité.
Je fais un pas en arrière. Embrasse l’ensemble d’un regard. Prends une profonde inspiration, le temps de m’imprégner de sa beauté formelle. Hélas, la fascination que L’Embaumeur a de prime abord exercée sur moi a bien eu le temps de retomber le temps que je scrute en détail Le Dictateur. Bientôt la contemplation du triptyque me lasse. Je reste, néanmoins, heureuse d’avoir cheminé jusque-là, de pouvoir emporter cette expérience avec moi. La voix du guide, qui m’a accompagnée tout du long, s’éteint finalement, et le silence reprend ses droits comme un vieil ami. Le pinceau retrouve sa place dans un godet d’eau claire : la peinture comme le rêve se diluent bien vite. Je ne dors déjà plus.

Shania_Wolf
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le 24 mars 2016

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Lila Gaius

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