« Le concept fondamental de l'acteur n'est pas l'"être", mais le "vouloir" » affirmait Constantin Stanislavski dans son célèbre ouvrage La formation de l'acteur. Eve Harrington aurait-elle pris cette citation trop à cœur ? Car son vouloir crée la dynamique de son être : dans ÈVE, elle est cette femme qui cherche littéralement à se faire un Nom, elle est ce personnage opportuniste qui en interprète un autre, elle est l’ambitieuse qui se fait passer pour l’ingénue, le loup qui se glisse dans la fourrure de l’agneau. Et de ce personnage trouble, de désirs et de charmes, Mankiewicz compose une œuvre parfaitement acérée et lucide où l’élégance de la mise en scène s’émaille de quelques saillies caustiques. Car ÈVE, c’est avant tout une œuvre de personnages, de scènes et d’actes, une œuvre où le spectacle fait partie intégrante de sa narration, un film où le cinéma regarde le théâtre infuser dans le réel. Avec ÈVE, Joseph L. Mankiewicz passe au vitriol ce monde de faux-semblants et de courbettes, un monde semblable à un plateau de jeu où la duperie est nécessaire pour gagner la partie.


ÈVE, c’est aussi et surtout une promesse de dévoilement : « All About Eve » / Tout sur Ève ; autrement dit, la promesse de dépasser le jeu des apparences pour en révéler la face cachée, son hybris, sa vérité. Une dissection tout en finesse où Mankiewicz joue sur l’ambiguïté évidente de ses personnages pour conférer à ÈVE une atmosphère aussi trouble que fascinante. Là où Billy Wilder conférait une aura morbide et fanée à son génial Boulevard du Crépuscule, Mankiewicz opte pour une approche plus réaliste, moins expressionniste mais tout aussi juste quant à la critique de ces usines à rêves. De la même manière que La Comtesse aux pieds nus se reflète dans le Fedora de Wilder. Et même si ÈVE n’a peut-être pas la maestria visuelle du film de Wilder, il a pour lui un sens du détail et de la formule qui l’élève non loin d’une certaine perfection narrative. Car dans ÈVE, les boutades font mal et les échanges ont tout de duels armés. Les bons sentiments se muent ainsi en un venin cynique où la narration déconstruit toujours le voile des illusions.


La construction – plus ou moins académique – en flashbacks témoigne avant tout de l’obsession de Mankiewicz pour la parole, toujours souveraine pour maintenir l’illusion et la révéler. L’ouverture affiche clairement ce désir de révéler une femme de fiction : elle n’est d’abord qu’un nom plaqué sur un prix, sans visage, sans image. Elle ne sera ensuite que le sujet d’un récit qui ne lui appartient pas (ou plus), déclamé par des narrateurs qui font entendre leur voix : ce n’est que lorsque les récits en flashbacks seront engagés que le visage pourra se révéler ; avant qu’un ironique arrêt sur Image ne vienne remettre les choses en place et interroger le prix à payer derrière chaque récompense. Tout l’enjeu d’ÈVE sera justement de (re)construire ce personnage d’Eve Harrington, de le réinventer, de lui conférer une identité tangible à travers le regard des autres : si Eve acquiert une épaisseur dramatique, c’est avant tout via la parole des « seconds rôles », de ceux qui en dressent le portrait fragmenté ; plus ou moins authentique d’ailleurs. Subtile manière de construire un personnage qui ne serait au fond qu’un double de ce qu’il est vraiment, une simple somme de subjectivités. ÈVE semble ainsi être une fiction qui aurait conscience de son caractère illusoire.


Quelque part entre Chaînes conjugales et La Comtesse aux pieds nus, ÈVE impose (et reprend) un modèle de construction où les points de vue et retours en arrière se mélangent afin de lever le voile sur la fiction que le film a installé. Mankiewicz interrogerait-il le statut du mensonge au sein même de sa mécanique d’écriture ? Peut-être. Nul doute qu’il prend plaisir à déconstruire cet envers du décor pour nous offrir quelques joutes oratoires et autres moments de bravoure. Telle une pièce qui se jouerait exclusivement en coulisses, Mankiewicz ne pénètre jamais réellement la scène théâtrale. Puisque la vraie pièce se joue dans ce simulacre de réalité, dans des soirées arrosées ou des restaurants huppés où les bons mots fulminent. Sa pièce n’a rien d’un banal vaudeville ; elle distribue les rôles comme dans la Commedia dell'arte : de la comédienne à son assistante, du dramaturge à sa femme, du metteur en scène au producteur, tout est mis en place afin d’avoir une vision d’ensemble de l’industrie dans laquelle ils évoluent. Mankiewicz trouve alors un double en la personne du critique Adisson DeWitt, le commentateur caustique d’une industrie de prédateurs, l’intellectuel face à un milieu hypocrite. Narrateur à l’ironie implacable, il est la personne qu’on ne peut duper et le seul, peut-être, à être parfaitement lucide sur le monde du spectacle.


Shakespearien, sans aucun doute. On a souvent – et à raison – rapproché Mankiewicz du dramaturge anglais : après tout, il faut que deux auteurs aient de l’esprit pour que leurs œuvres en aient. Un cinéma ludique et intelligent donc qui pourrait être résumé par cette réplique de Comme il vous plaira : « Le monde entier est un théâtre, et tout le monde, hommes et femmes y sont acteurs. » ÈVE ne déroge pas à cette règle et construit son petit univers autour de ce modèle. Tout n’est ainsi que mensonges et manipulations dans ce film où tout repose sur la vraisemblance de l’incarnation. Et incarné, il l’est. Bette Davis et Anne Baxter reçoivent un écrin à la hauteur de leur talent. Entre la comédienne vieillissante – Margo Channing – qui cherche à rester au sommet et la jeune arriviste qui cache bien son jeu, Mankiewicz compose deux rôles immenses, taillés sur mesure pour ses actrices.


Des personnages féminins forts, à fleur de peau et tourmentés, qui préfigurent déjà les grands portraits de femmes chez Cassavetes ou Almodovar. Le jeu d’Anne Baxter, entre froideur et artificialité, entre rigidité et perversité, est merveilleux. Son sourire à moitié angélique cache à peine sa fourberie. Mais c’est bien Bette Davis qui accapare tous les regards : entre sévérité et fragilité, elle s’humanise au fur et à mesure que le « premier rôle » lui échappe et retrouve, en quelque sorte, le contrôle de sa propre vie. Eve, au contraire, délaisse son identité, devient cette image tant convoitée, ce reflet fantomatique d’un être qui n’en est plus un ; une simple illustration sur la couverture d’un magazine, une simple star qui n’a rien d’autre que le succès et la fiction qu’elle s’est créée. Deux rôles, deux facettes d’une même pièce, deux produits d’un même système. Et à ce jeu des apparences, le personnage de Marilyn Monroe apporte également sa contribution à l’édifice.


Le final ne pouvait être plus acide. Il suffit en effet d’un dernier acte, d’une dernière image pour enfermer le film dans une boucle satirique : l’entrée en scène d’une jeune candide qui se voit déjà dans la peau de son modèle ; telle la fabrication d’une nouvelle Eve qui reléguerait l’ancienne à la place de Margo. Enfilant la cape de son idole et agrippant son trophée, elle admire son reflet dans un triple miroir qui produit autant d’images trompeuses que d’ambitions à assouvir et de solitudes en devenir. Un nouveau cycle peut alors commencer. D’autant plus âpre lorsque l’on sait qu’Anne Baxter devra endosser le rôle de Margo dans l’adaptation musicale à Broadway dans les années 70. Qui a dit que le mouvement perpétuel n’existait pas ?


ÈVE s’impose alors comme une œuvre qui se joue dans le reflet : dans le reflet que l’on renvoie aux autres et à soi-même, dans le reflet d’un monde qui célèbre la jeunesse et délaisse ses « vieux », dans le reflet qui fragmente les êtres pour ne laisser que des apparences trompeuses. Entre simulacre et psychanalyse, Mankiewicz signe une œuvre redoutable sur un milieu de vipères où il ne fait pas bon vieillir, où la tromperie constitue la seule clé du succès et où persuasion n’est pas synonyme de sincérité.


ÈVE, c’est aussi admirer l’élégance d’une démarche, d’un phrasé, d’une formule si bien énoncée. C’est être médusé par la sensualité qui émane de cette confrontation entre deux grandes actrices. C’est voir un grand film, tout simplement. L’émotion n’est pas toujours à la hauteur d’un L’aventure de Mme Muir par exemple, la faute à une froideur et un cynisme qui empêchent sans doute cette « sublimation » des sentiments. Mais l’audace de Mankiewicz nous emporte dans cette satire où le vernis se gratte pour mieux révéler cette zone d’ombre ; un espace caché où les plus bas instincts continuent d’alimenter une industrie du rêve, de l’image et de l’apparence. Et c’est par ses dialogues ciselés, aussi mordants qu’un Sacha Guitry, aussi venimeux qu’un Oscar Wilde, que Mankiewicz parvient à toucher juste, à toucher vraie et à infliger quelques bonnes paires de claques. Puisque chez Mankiewicz, les mots sont semblables aux poings d’un boxeur, prêts à frapper et à vous terrasser d’un uppercut. La parole elle-même accompagne l’illusion et son contraire.


Au fond, le titre lui-même instaure un mensonge, une promesse illusoire : ALL ABOUT EVE ne nous racontera pas « tout sur Ève » ; mais seulement un bout, un morceau, une double facette qui en cache peut-être d’autres. Et face à ce jeu de doubles et de masques, Mankiewicz travaille l’ironie comme personne, tant dans les relations et les interactions que dans ce circuit qu’il construit pour ses poulains, pour ses personnages qui s’entrechoquent dans la course qu’impose un (star) système. Guêpier pour quelques abeilles ou simple ruche pleine de prédatrices naturelles ? Interpréter, est-ce au final fabriquer une autre réalité en se jouant des autres ? Qui est au final le véritable démiurge de cette farce ? L’acteur ou celui qui tire les ficelles en hors champ ? Discret, Mankiewicz orchestre sa ronde d’impudences de l’autre côté de la caméra, là où la magie se crée et où les illusions n’existent pas. Une perspective qu’il usera de manière retorse jusqu’à la fin, peuplant ses scènes et ses films de fins limiers et de cyniques déguisés. Chez Mankiewicz, le rideau se lève pour ne jamais se fermer, la pièce se joue sans même qu’elle soit annoncée et les acteurs disparaissent toujours au bénéfice de leur double de cinéma et du metteur en scène qui les dirige.


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le 21 août 2020

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