On lui donnerait le bon dieu sans confession, à la petite Eve Harrington, fraîchement débarquée à New York pour admirer son idole, la comédienne Margo Channing (Bette Davis) qui brûle les planches chaque soir au théâtre. C'est la meilleure amie de Margo, Karen, qui l'introduit auprès de la star, attendrie par ce discret petit bout de femme qui attend chaque soir de l'entrapercevoir entrant ou sortant des loges.


Il faut voir cette mignonne jeune femme dans son imperméable boutonné jusqu'en haut, chapeau cloche sur la tête, raconter son histoire à la Cosette devant une Margo émue aux larmes qui se prend sur-le-champ d'affection pour elle et en fait bientôt son assistante personnelle. Modeste, polie à l'extrême, ne cessant de rappeler sa gratitude envers sa bienfaitrice, Eve impose peu à peu son humble mais lumineuse présence auprès du cercle d'amis de Margo et de Bill, son fiancé.


Pourtant, sous ses dehors angéliques, Eve cache une ambition démesurée qui s'appuie sur le mensonge, la rouerie et l'hypocrisie. Elle est en fait une parfaite manipulatrice qui utilise son cercle pour parachever ses desseins et tracer sa route, une route qu'elle souhaite non pas full of gold or diamonds, but full of stars.


Fidèle à l'adage, qui veut la fin veut les moyens, Eve va user de son charme, de son pouvoir de persuasion et de son talent pour devenir la nouvelle coqueluche de la scène américaine. Quitte à se montrer cruelle et déloyale envers ceux et celles qui l'ont aidée à se hisser, quitte à bafouer ses promesses, quitte à écraser son amie mais désormais rivale, Margo.


Mankiewicz semble prendre un plaisir incroyable à creuser la thématique du jeu, de la duperie, de la dissimulation, comme pour rappeler que nous sommes bien ici face à des acteurs qui ne cessent de faire leur cinéma et de se jouer de nous, pour notre plus grand plaisir. De la même façon que dans le fabuleux Limier, il arrive toujours un temps où le voile se lève, où les masques tombent, où la lumière se fait sur les intentions réelles des personnages qui n'ont eu de cesse de renverser, réinventer, pendant toute la durée du film, les règles du je(u).
Comme le dit Karen à Eve :



Nothing is forever in the theatre. Whatever it is, it's here.
It flares up, it burns, it's hot - and it's gone.



Il faut voir ce face-à-face entre ces deux femmes, Eve qui semble au départ tellement prête à battre sa coulpe, à affronter ses torts les éventuels reproches, le regard baissé, se muer quelques minutes plus tard en un implacable maître à chanter aux yeux emplis de défiance. J'ai trouvé le jeu d'Anne Baxter absolument fascinant dans les multiples visages qu'elle est capable de montrer.


Et puis, je ferais la même remarque que face à un chef-d'oeuvre de la littérature : quand le fond et la forme oeuvrent de concert, nous pouvons nous attendre à quelque chose de grandiose. C'est bien entendu le cas pour ce All about Eve qui est non seulement visuellement magnifique et d'une élégance folle (les tenues, les coiffures, les postures, le langage : tout est d'une distinction totale) mais qui bénéficie également d'une écriture extrêmement léchée qui ne fait que mieux ressortir les messages du réalisateur.


Eve Harrington est à rapprocher du Georges Duroy de Bel-Ami pour son infaillible confiance en elle-même, sa détermination, sa soif de gloire, sa capacité à utiliser intelligemment ses relations, son ambition aveuglante qui lui fait oublier valeurs, principes et amitiés au nom d'un désir plus grand qui l'enivre d'orgueil. Ces traits de personnalité se paient bien évidemment d'un isolement certain, d'une réputation humaine peu enviable, comme en atteste la sarcastique punchline de Margo après le discours d'Eve et la récompense de ses pairs :



You can always put that award where your heart ought to be.



Actrices au charme dévastateur, au sommet de leur talent (et Marylin faisant une brève mais éblouissante apparition, incroyable comme cette femme savait accaparer la lumière, les regards, tout l'écran en somme, d'une seule oeillade langoureuse), hommes élégants aux discussions inspirées, sublime et terrible conte grinçant sur les coulisses du cinéma - ses coups bas, ses coups de couteau dans le dos, ses coups de canifs dans le contrat.... Tel est All about Eve.


Mankiewicz, génial générateur de chefs-d'oeuvre ?
Il semblerait bien.

BrunePlatine
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le 19 avr. 2016

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