Polysémie du titre (uniquement le titre français, le titre anglais, Loveless n'offre pas la même intéressante ambiguïté) : faute d'amour, l'enfant s'en va ; mais aussi, il y a une absence d'amour qui se perpétue comme une faute, un pêché originel, de génération en génération. La scène chez la mère est à cet égard éclairante : c'est la sécheresse de cœur de cette mère qui se reproduit chez sa fille, telle une malédiction. En ce sens, le film a tout d'une tragédie, il évoque un "funeste destin" auquel on ne peut échapper - la scène finale du père remettant sèchement son nouveau fils dans son parc livre clairement cette interprétation.
Le film est ainsi plus déterministe que désespéré : de même que les pédophiles, on le sait, ont souvent été eux-mêmes victimes d'abus sexuels, de même ici, le manque d'amour engendre le manque d'amour tant il est vrai que "la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu'elle a". Seule la brigade de bénévoles ouvre une fenêtre d'espoir : la solidarité existe encore, avec force, dans cette société rongée par l'individualisme.
Le propos est servi avec une certaine intensité, et quelques scènes inoubliables : celle, saluée partout, du jeune garçon pleurant en silence dans le noir apprenant qu'aucun de ses parents ne veut s'embarrasser de lui. Celle, très réaliste, de la voiture avec le couple se déchirant sur une histoire de musique et de cigarette. Celle de la mère déchargeant sa haine sur sa fille venue voir si le garçon ne se serait pas réfugié chez elle... Celle de la fouille de la "base", endroit baroque, très cinégénique. Celle à la morgue où le couple prend conscience des conséquences possibles de sa "faute"...
Et puis aussi des plans remarquables, qui captivent suffisamment pour qu'on supporte cette longue quête infructueuse : le cordon des volontaires en gilet rouge fluo dans la morne campagne, de hautes herbes avec la ville en fond, des barres d'immeuble trouées de lumière comme des lampions, et puis cette neige, magnifiquement utilisée par Zvyagintsev...
Tout cela confère au film une puissance, qui fait oublier quelques faiblesses : la durée un peu complaisante des scènes de sexe, le caractère un peu envahissant des smartphones (déjà que dans la vie réelle ça m'énerve...), la parabole politique un rien lourdingue... Avec le recul, le film gagne en intensité : oui, c'était vraiment un grand film. Sans doute son meilleur, avec Le bannissement.