L'arbre est sans conteste une figue obsédante chez Andrey Zvyagintsev, et ce dès son premier long-métrage, Le Retour (déjà un choc visuel pour nous), dans lequel un enfant, privé d'un père absent, tombe d'un arbre. Ici, on retrouve cette figure dès l'ouverture du film avec cette racine partiellement manquante, mais aussi comme œuvre d'art chez le nouveau mari de la mère, ou bien dans les nombreuses forêts mais surtout dans le ruban blanc accroché à une branche, flottant comme un vague souvenir qui résiste mais qui, comme l'eau qui flue, disparaîtra un jour. Reprise d'un thème familier ou trace inconsciente d'un traumatisme engendré par les visionnages répétés de l'Enfance d'Ivan de Tarkovski, dont chaque film de Zvyagintsev semble une réécriture, cet objet est toujours lié à la relation naturelle avec la terre nourricière et représente parfaitement les liens parentaux, comme dans le thème biblique de l'arbre de la vie.


De Tarkovski, son père spirituel, il a aussi hérité de l'usage métaphorique, du pouvoir symbolique de l'image comme le suggère l'un des premiers plans fixes s'arrêtant sur la racine partiellement manquante, coupée par la main de l'homme, d'un arbre, image nous introduisant d'emblée dans un monde de l'absence, de la perte, du manque créés non pas par la nature, mais par celui qui prétend la dominer en la détruisant. Un arbre au sommet duquel, en rêve, le Ivan de Tarkovski monte dans un plan séquence mémorable, cherchant la verticalité comme une élévation spirituelle et poétique dans le monde du songe alors que Aliocha est privé de tout mouvement ascendant (rêvant seulement du haut de sa tour de béton avant que sa mère et son prosaïsme ne gâchent sa poésie), ne pouvant que lancer un ruban comme s'il s'agissait d'une étoile filante dans laquelle il aurait confié le souhait d'amour qu'il voudrait exaucer.


La dialectique articulée autour du naturel/artificiel alimente considérablement cette œuvre, toujours symboliquement, et ne pas l'évoquer serait passer à côté d'un pan important de signification. Cependant, loin de tout parti pris, Zvyagintsev refuse de stigmatiser l'homme moderne et ses vices, quoiqu'il ne l’épargne guère (surtout la femme, ici montrée comme un objet superficiel, pur produit de consommation aux sursauts hystériques venant trahir sa nature première) et dépeint aussi une nature parfois sauvage et cruelle malgré sa douceur apparente. Ces nuances se retrouvent par exemple dans les bois aux arbres anthropomorphes ou les grands lacs tranquilles et enneigés qui contrastent avec les eaux sombres et profondes, les arbres déracinés et les forêts croissant chaotiquement. De même, la ville inhospitalière avec ses banlieues désertes et plongées dans la pénombre, ses forêts de béton anonymes, ses grands bâtiments fantomatiques, ses cages d'escaliers au carrelage blanc et froid, ses caves insalubres, ... offre en même temps dans la torpeur abrutissante des appartements un refuge sûr où l'on peut partager les maux de la société sans pour autant s'en sentir concerné (comme en regardant les infos à la télévision), espace frontière donc entre le dehors et le dedans du monde, comme l'illustre l'un des derniers plans de la mère courant en faisant du surplace sur son tapis roulant à l'extérieur tout en étant chez elle.


Face à tous ces non-lieux (on ne saurait trop vous recommander, si ce n'est déjà fait, de lire l'essai de Marc Augé du même nom), la seule solution viable est donc le refuge dans le chez soi, ce qui entraînera hélas l'individualisme, l'absence de communication (et ce malgré l'invasion du portable), le comportement de fuite face à la réalité (comme le montre l'excellent plan fixe dans la voiture avec le portable au centre du pare-brise et du plan, comme s'il s'agissait de la réalité), la superficialité voire l'absence de relations humaines (les selfies, ridiculisés à l'extrême; les longs silences à table), l'indifférence si ce n'est la cruauté du monde et de ses occupants (nouvelles tragiques regardées à la télé ou écoutées à la radio avec une distance sentimentale presque cynique; la myriade d'enfants jouant dehors juste après l'autopsie). Un monde sans verticalité (comme tous ces arbres, couchés à l'horizontal, que traverse l'enfant dans le prologue) sans rêves, sans mystique, sans foi, sans amour surtout.


Voilà le monde que nous montre Zvyagintsev. Le vrai monde. D'une beauté inégalable, à vous faire frissonner dans le dos, si toutefois vous avez le courage de le regarder en face.

Marlon_B
9
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le 3 févr. 2018

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Marlon_B

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