Vous prendrez bien un peu de gaspacho ... (hystérie à la mode ovarienne)

C'est avec Femmes au bord de la crise de nerfs que Pedro Almodovar trouve à la fois le succès en Espagne et la reconnaissance en Europe. Femmes ... marque ainsi le triomphe de l'esthétique et des thèmes de la Movida, celui du désir de renouveau de la jeunesse dès la fin de la dictature franquiste - dont Almodovar constitue l'incarnation la plus évidente et Femmes ... son expression la plus reconnue même si ce n'est pas du tout son premier film, même si avec ce film Almodovar achève déjà un premier cycle.

C'est en effet le dernier film construit au tour de Carmen Maura, qui reviendra certes régulièrement dans son oeuvre, mais à qui va désormais succéder une nouvelle muse, Victoria Abril, qui elle-même va céder à la place à Marisa Paredes, puis à Penelope Cruz ... Chez Almodovar chaque cycle est ainsi incarné par une actrice mais l'essentiel n'est pas là. Après Femmes ... les récits seront, certes toujours provocants et peu conformistes, mais désormais plus construits et à terme bien plus "sérieux".

Femmes ... est le prototype du récit almodovarien, fait de légèreté, de provocation ludique, de foutoir poussé aux limites de la déconnance et du n'importe quoi (ici l'arrivée d'un trio de terroristes chiites, qu'on ne verra évidemment pas, dans la vie sentimentale et sexuelle d'une des femmes du titre) - avec accumulation d'outrances narratives, de coïncidences ininterrompues et de rebondissements invraisemblables constamment enchaînés, et assez caractéristiques de tendances marquées à un mélodrame en mode délire.

Le délire (à la différence de "Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça", au n'importe quoi peu supportable) reste assez organisé.
Il répond bien à la morale, très particulière d'Almodovar, faite de provocation joyeuse, dans un espace très paradoxal entre classe et vulgarité ; Il l'évoque lui-même avec beaucoup de clairvoyance :
" Je ne défends peut-être pas une morale traditionnelle mais mes personnages obéissent à une éthique privée qui les pousse vers leur destin et leur épanouissement individuel ... Chacun doit faire ce pourquoi il est fait ..."

A partir d'un scénario plus que ténu, une ligne ou guère plus, une femme amoureuse attend un homme qui la trompe, la re-trompe et ne revient pas, c'est la succession ininterrompue de personnages dans son appartement, qui provoque, à chaque nouvelle arrivée (toujours liée à une coïncidence absurde) , la montée d'un degré supplémentaire dans l'hystérie ambiante et l'accélération d'un rythme de plus en plus effréné. La crise de nerfs serait au bout, à mesure que les intrus s'empilent dans l'appartement, accompagnent la destruction progressive de celui-ci (entre incendie spectaculaire, bris de fenêtres, expulsion d'objets ...) - s'il n'y avait pas des temps de pause marqués par les évanouissements récurrents de l'héroïne enceinte (Carmen Maura, excellente) ou par les endormissements consécutifs à l'absorption d'un gaspacho aux barbituriques, très proche d'un bouillon d'onze heures, et dont la recette est d'ailleurs transmise vers la fin du film.

L'esthétique propre à Almodovar s'affirme clairement dans Femmes au bord de la crise de nerf. Elle ne se limite pas, loin de là, à l'emploi du rouge - mais plutôt à un jeu permanent sur les seules couleurs primaires, sous la forme de taches en à-plat, sans aucune nuance, sans aucun mélange - une esthétique kitsch, très personnelle entre art déco et pop new wave. Il y a mieux :le travail sur les plans est également très travaillé et à nouveau extrêmement personnel - entre plans moyens et demi-ensembles, occupant l'espace dans sa plus grande largeur, souvent renforcés par des travellings latéraux, sur l'immense terrasse avec vue (très belle) sur Madrid, ou à l'intérieur de l'appartement. Et là, des effets de glace ajoutent à la latéralité des images une vraie profondeur de champ, presque un effet de 3D.

La légèreté du scénario et l'outrance des péripéties accumulées sont constamment ponctuées par des gimmicks, par des micro thèmes récurrents et irrésistibles - le fameux gaspacho, les poursuites en taxi décoré façon mambo, avec chauffeur punk et peroxydé, avec diverses variantes ("taxi, suivez ce taxi"", "suivez cette moto"), les poules et les canards sur la terrasse, le téléphone rouge, les chutes d'objets par la fenêtre de l'appartement ... sans oublier la mise en abîme, très réussie et dont Almodovar est coutumier : Pepa et son amant infidèle, tous deux acteurs, doublent la rupture de Johnny Guitar entre Joan Crawford et Sterling Hayden - et l'écho à leur propre situation est un peu déprimant. La télévision offre aussi le spectacle hilarant d'une publicité interprétée par Pepa pour une lessive supprimant toute trace de meurtre sur le vêtement passé à la machine ...

Mais même si, au bout du compte, la rupture entre le couple (après des retrouvailles rocambolesques) est consumée à la fin du film - la conclusion n'est pas forcément pessimiste. Comme le disait joliment Almodovar, les destins individuels finissent par s'accomplir. La vierge (Rossy de Palma, au visage définitivement cubiste, bien au-delà des essais de Picasso) découvre les plaisirs du corps à travers le rêve provoqué par le gaspacho empoisonné; la schizophrène aux revolvers (Julietta Serrano) finit par re-admettre sa maladie et retourner tranquille à son hôpital ; et Pepa, libéré de son encombrant amant, peut partir, enceinte et légère, vers le renouveau et un destin dégagé.

Seuls les "méchants", ceux qui n'ont pas d'éthique, la pseudo féministe désagréable et l'amant définitivement irrécupérable, s'en vont vers un avenir improbable, dans un avion pour Stockholm où ils risquent de croiser ... trois terroristes chiites redoutables.

Le cinéma d'Almodovar est décidément très moral.
pphf

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