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Deuxième partie d'une chronique portant aussi sur le roman de Shôhei Ôoka et l'adaptation par Shinya Tsukamoto : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/03/les-feux-de-shohei-ooka/feux-dans-la-plaine-de-kon-ichikawa/fires-on-the-plain-de-shinya-tsukamoto.html


Les Feux a été un grand succès aussi bien critique que commercial. Durant cet âge d’or du cinéma japonais qu’étaient les années 1950 (un âge d’or aussi bien au regard des bénéfices engrangés au Japon que de l’attrait pour le cinéma japonais à l’étranger, depuis que Kurosawa Akira avait pavé la voie des autres avec le succès international inattendu de Rashômon), cela rendait la possibilité de l’adaptation cinématographique du roman assez probable – cependant, le très dur roman d’Ôoka n’était pas un livre comme les autres, et les tabous qu’il avait brisés demeuraient encore très prégnants, notamment au cinéma…


Mais il sera bel et bien adapté – seulement en 1959, toutefois, et dans des conditions un peu étranges ? En effet, c’est le réalisateur Ichikawa Kon qui va mener le projet à bien – et, à cette époque, il est surtout considéré comme un yes man efficace, qui tourne vite des comédies populaires : autant dire que nous sommes aux antipodes d’un roman aussi dur que Les Feux… Cela dit, Ichikawa Kon avait montré qu’il avait plus d’une corde à son arc, et son film La Harpe de Birmanie, qui traitait déjà de la guerre mais de manière bien différente, avait rencontré le succès et séduit la critique. Or, yes man ou pas, Ichikawa Kon avait des convictions, et le talent nécessaire pour les servir, dans une perspective davantage « auteurisante ». À la différence d’Ôoka, il n’avait pas été enrôlé dans l’armée, et son rapport à la guerre est donc de seconde main, mais le message antimilitariste des Feux lui parlait – d’autant qu’il avait été très affecté par le bombardement atomique de Hiroshima, qui avait failli coûter la vie à plusieurs membres de sa famille…


Ichikawa avait donc envie d’adapter le roman d’Ôoka. Délaissant sa réputation de yes man, il avait choisi ce sujet, et l’avait travaillé en amont avec sa meilleure collaboratrice : son épouse, Wada Natto, originellement une traductrice, mais qui était devenue une brillante scénariste, et a travaillé sur tous les (nombreux) films de son époux pendant une quinzaine d’années, avant de devoir prendre prématurément sa retraite pour raisons de santé. Le couple soumet le projet à la Daiei, un studio principalement intéressé par les films les plus commerciaux, mais qui, accidentellement disons, avait pu financer des films plus exigeants (dont, pas des moindres, Rashômon). J’ai lu, çà et là, que le studio s’attendait à ce qu’Ichikawa Kon tourne un « film d’action », avec plein d’explosions, ce genre de choses… Une anecdote qui me paraît un peu suspecte : les producteurs de la Daiei ne devaient être ni stupides, ni ignorants, et le roman d’Ôoka avait rencontré un sacré écho… Mais admettons. Ce qui apparaît certain, c’est qu’Ichikawa Kon s’est battu pour ce film – un combat de longue haleine, car il fallait vaincre les réticences du studio sur plusieurs points : l’acceptation du projet d’adaptation n’était qu’une première étape, et il a ensuite fallu, notamment, qu’Ichikawa obtienne de pouvoir tourner le film en noir et blanc ainsi qu’il le souhaitait pour des raisons esthétiques aussi bien que thématiques (à une époque où la couleur mobilisait bien davantage les foules), de même qu’il a dû lutter pour que le studio accepte de confier le rôle de Tamura à Funakoshi Eiji, un acteur spécialisé dans les comédies – et, dans ce contexte du cinéma japonais des années 1950, un acteur était une « marque », il avait une image à entretenir, et tout rôle « à contre-emploi » était donc proscrit… Mais Ichikawa s’est battu – et il a obtenu tout cela du studio.


Le tournage pouvait commencer, et il constitua une aventure en tant que telle. Conscient de ce que ce film était bien différent de ce qu’il tournait d’habitude, Ichikawa est revenu sur ses méthodes routinières, notamment la tendance à faire beaucoup répéter les acteurs en amont pour tourner le plus vite possible le moment venu : cette fois, Ichikawa voulait de la spontanéité, et n'a donc livré à ses acteurs le scénario conçu par son épouse qu’au dernier moment, sur le plateau. Par ailleurs, dans cette même optique à vrai dire, il incitait ses acteurs à bien peser ce que la faim omniprésente pouvait représenter pour leurs personnages : la légende dit même que les acteurs étaient délibérément sous-alimentés, même si sous surveillance médicale constante ! Je ne garantirais pas que cette anecdote est authentique… Il semblerait bien, toutefois, que Funakoshi Eiji avait de lui-même choisi de se sous-alimenter pour intégrer le personnage de Tamura – et qu’en une occasion, en tout début de tournage dit-on, il s’est tout bonnement évanoui sur le plateau… On sait par ailleurs que le choix de l’acteur et rocker nippo-anglais Mickey Curtis pour incarner Nagamatsu devait quelque chose à sa silhouette malingre – et c’est peu dire : dans les terrifiantes dernières scènes du film, il a quelque chose de proprement squelettique, et il est difficile, en le voyant, de ne pas avoir d’autres images en tête, celles des victimes des camps de concentration nazis…


La faim demeure bien le thème essentiel du film comme du roman. Cependant, sur d’autres points, le film diffère de son matériau source, en évacuant certains thèmes, et en changeant complètement la fin. La dimension religieuse du récit, notamment, est beaucoup moins marquée dans le film d’Ichikawa, si elle n’est pas totalement absente : l’église, avec sa croix, est un lieu important du film, et la scène confrontant Tamura à un soldat japonais devenu fou et priant le bouddha Amida est très impressionnante. Cependant, le délire messianique et largement chrétien de Tamura dans le roman ne ressort pas autrement de cette adaptation cinématographique.


Ce qui n’est pas sans conséquences quant à l’image que l’on se fait de Tamura : dans le roman, c’est un intellectuel, il est à plusieurs reprises désigné de la sorte, et ses monologues lors de ses pérégrinations solitaires témoignent de sa vaste culture, étendue aux savoirs de l’Occident. Mais cela ne ressort pas vraiment du film, où personne ne qualifie Tamura d’intellectuel, outre que lui-même ne fait pas étalage de sa science – en fait, seule une brève scène pourrait revenir sur ce thème, durant laquelle Tamura révèle incidemment à ses camarades qu’il sait lire l’anglais, mais cela ne va pas au-delà. À vrai dire, le jeu de Funakoshi Eiji, qui incarne un Tamura épuisé, malade, affamé et les yeux un peu fous, ou dans le vague, confère même occasionnellement au personnage l’apparence d’un homme un peu simplet – mais, si c’est bien le cas, ça n’est qu’une apparence : Tamura est un homme intelligent, et beaucoup moins naïf qu’il n’en a l’air… ou ne le prétend.


La différence majeure entre le roman et le film porte sur la fin : Ichikawa Kon et Wada Natto ne se sont pas contentés de zapper l’épilogue dans l’hôpital psychiatrique, ils ont tout réécrit. En effet, tous deux considéraient que la fin du roman était beaucoup trop dure, en faisant de Tamura lui-même une figure déshumanisée par le cannibalisme. Il fallait donc faire en sorte que Tamura, même « inconsciemment », ne mange pas de la viande « de singe » que lui offre Nagamatsu : ils ont eu recours à un expédient somme toute astucieux, en montrant Tamura tellement affaibli par la maladie et la malnutrition… que ses dents tombent quand il veut mâcher la viande « de singe » ; incapable d’absorber cette viande, même si « par accident », il ne commet pas, même sans le savoir, le geste ultime de la déshumanisation consistant à manger de la chair humaine : il demeure, à cet égard, « pur ».


Mais l’épilogue du roman n’en était que plus difficile à mettre en scène – avec ce Tamura emporté par son délire messianique, et qui bataille intérieurement pour déterminer s’il a oui ou non mangé de la chair humaine, et ce qu’il a fait avec Nagamatsu après que celui-ci a tué Yasuda. Là où le roman, par le procédé de l’épilogue et de l'anamnèse, retarde la révélation de ce que Tamura a tué Nagamatsu, le film le montre sans l’ombre d’une hésitation, dans une scène visuellement incroyable, où la silhouette décharnée et barbouillée de sang de Mickey Curtis n’évoque pas seulement, comme dit plus haut, les survivants des camps de concentration, mais aussi, d’une certaine manière, une figure de goule ou de mort-vivant tout droit sortie d’un film d’horreur – en fait, la première fois que j’ai vu Feux dans la plaine, il y a quelques années de cela, j’ai aussitôt pensé, dans cette dernière scène, à La Nuit des morts-vivants de George A. Romero… Cela peut paraître incongru, d’autant que le film de zombies séminal ne sortirait que neuf ans plus tard, mais il m’est toujours aussi difficile de faire l’impasse sur cette troublante ressemblance – en tout cas, on peut en conclure, sans trop de peine, que l’esthétique du film d’Ichikawa, dans ces dernières scènes tout spécialement, serait tout à fait à sa place dans un film d’horreur.


Restait cependant à conclure le film – d’autant que l’épilogue était exclu. Alors, Ichikawa Kon et Wada Natto ont choisi de revenir en dernier ressort sur une scène antérieure du film, et, en même temps, de réintroduire à la dernière minute le thème largement délaissé jusqu’alors de la foi : Tamura avait songé à se rendre aux soldats américains – mais, par miracle, un autre soldat japonais l’a fait devant lui juste avant qu’il ne se lance… et a été aussitôt abattu par une partisane philippine avide de vengeance (le soldat américain qui l’accompagnait ne pouvant la retenir de faire feu ; cette scène figure dans les deux films comme dans le roman). À la fin du film d'Ichikawa, pourtant, Tamura, après avoir abattu à bout portant Nagamatsu, aperçoit un ultime feu dans la plaine – il se doute qu’il y a des hommes, là-bas, et des guérilleros philippins, sans doute, qui l’abattront probablement alors même qu’il se rendra… Qu’importe : il s’avance vers le feu – les balles sifflent autour de lui… jusqu’à ce qu’il s’effondre, mort. Un intertitre apparaît, qui conclut le film sur une simple date approximative : « Février 1945. » Ce qui sonne comme une nécrologie de Tamura – et peut-être, avec lui, de l’armée japonaise, voire du peuple japonais.


Même si Tamura, dans le film, n’a pas violé le tabou du cannibalisme, même s’il a fait preuve, en dernier ressort, d’un ultime acte de foi, aussi fou soit-il, on ne peut pas vraiment dire que la fin conçue par Ichikawa Kon et Wada Natto soit un « happy end »… En fait, tout le film est d’une extrême noirceur, d’une extrême dureté, qui valent bien celles du roman d’Ôoka Shôhei. Il est difficile, et sans doute vain, de déterminer laquelle des deux œuvres se montre la plus sombre.


Car le film est vraiment très rude – du début à la fin. En fait de « film de guerre », Feux dans la plaine n’a guère d’équivalent, si ce n’est le Requiem pour un massacre d’Elem Klimov (1985). C’était le ton approprié, bien sûr : Feux dans la plaine est bien le réquisitoire antimilitariste que voulait réaliser Ichikawa Kon – une dénonciation des horreurs de la guerre, et des atrocités que l’armée japonaise a infligé à ses propres soldats. Le noir et blanc un peu granuleux du film sublime les tableaux infernaux d’une guerre absurde et déshumanisante, en même temps qu’il confère de la matière aux cadavres mutilés et aux éclaboussures de sang – le film est d’une violence étonnamment graphique pour l’époque (et sonore, à vrai dire – avec des bruits de mastication régulièrement amplifiés).


Et cela lui portera tort – dans l’immédiat, du moins. Si le roman d’Ôoka avait séduit en même temps qu’il avait révolté, le film d’Ichikawa Kon, en permettant de visualiser toutes ces horreurs, a plus choqué qu’autre chose : la noirceur du film a été jugée insupportable, et sa violence malsaine – ceci, au Japon, mais aussi à l’étranger : les critiques américains, notamment, y ont vu un spectacle répugnant sur lequel, oui, il valait mieux faire l’impasse… Le film a été, globalement, un échec commercial – même si pas au point de mettre un terme à la carrière d’Ichikawa Kon. Et la critique s’est montrée un peu frileuse… au moins dans l’immédiat. C’est que, à certains égards, Feux dans la plaine était vraiment un film en avance sur son temps : dans le ton comme dans la forme, il avait quelque chose d’une anomalie en 1959, mais, les années passant, il serait redécouvert, et enfin apprécié à sa juste valeur – aujourd’hui, Feux dans la plaine est devenu un classique, après être éventuellement passé par cette phase si dangereuse du « film culte », on l’a loué pour lui-même et pour son influence, on y a reconnu probablement le plus grand chef-d’œuvre d’Ichikawa Kon, en même temps qu’un film de guerre unique en son genre et parmi les sommets les plus effroyables, puissants et justes du registre.

Nébal
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le 7 mars 2019

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