Il y a deux attitudes communes face à Godard : soit celle qui relève de l'"incurie" (au sens "je n’en ai cure"), soit quelque chose comme une fascination un peu hermétique. La plupart du temps la question du cinéma n’apparaît pas, comme si la différence par laquelle se signalent les films de Godard se ramenait au tout venant. On aime ou on n’aime pas, on comprend ou on ne comprend pas mais toujours la différence se ramène à la distinction. La différence est communément escamotée par la distinction, ce qui est exactement son contraire. Chercher à voir c’est précisément ne pas savoir. Et c’est un certain type de rapport oublié aux images qui redevient possible en même temps que le cinéma est mis en crise. Qu’à travers la mise en crise du rapport commun au cinéma (la façon dont nous le produisons, dont nous le consommons) c’est quelque chose comme une libération qui s’offre : un antidote.


Le cinéma est en effet devenu comme une maladie ou plutôt il est devenu le véhicule d’une maladie qui est peut-être la conclusion de notre rapport aporétique aux images. Le cinéma est-il mort ? Non. C’est pire : le cinéma c’est la mort. Le cinéma était beau, étrange, son mystère faisait résonner les images et donnait envie de s’abîmer dans une histoire, dans une multiplicité d’histoires. Il est devenu laid, commun dans le sens le plus ordinaire et le plus bête : fait pour rassembler ceux qui se ressemblent. Les différences n’y sont plus que distinctions : ce qui fait que ça ne se mélange pas, que ça se reconnaît. Chaque différence étant bien adressée et distribuée de façon à relever une identité, une marque en définitive. Les fabricants de cinéma ont adopté l’impératif de reconnaissance comme une règle de communication. Je fais des images = je parle. Mais comment comprendre d’une seule façon une image qui n’est que relation ? Le paradoxe : le cinéma d’aujourd’hui est discursif parce qu’il n’est plus codifié. Il n’appartient plus au langage donc il lui faut s’expliquer, communiquer. A coups de redondances illustratives, d’identifications grossières, de schémas narratifs éprouvés. D’où l’emprise de la pulsion de sérialisation au sein même des récits. Il faut que tout se constitue en amorce de répétition, en promesses de déclinaisons (de sorte que chaque film n’est plus que le produit d’appel d’un autre : c'est ça Hollywood aujourd’hui).


Alors contre ça, revenir à Godard. Revenir à Godard comme à l’anti-cinéma qui réalise le programme premier du cinéma. Du côté de la critique c’est facile à voir. Si la fonction du cinéma est de mouvoir les images alors ce que transporte le cinéma d’aujourd’hui ce sont des hommes qui ne se meuvent plus que sous l’attraction de leur propre reflet. Le cinéma a toujours eu une prédilection pour les vanités. Ors de l'image et reflets de mort : les touristes du Costa Concordia au milieu de l’océan ("Des choses comme ça"). Ils n’ont d’yeux que pour les images qu'ils fabriquent ou celles que leur diffusent des écrans géants. Métaphore parfaite. Les fantômes de la guerre côtoient les voyageurs saturés de sons et lumières. Pépé le Moko, l’Afrique, la tragédie intime, la tragédie de l’Histoire... L'actualité est défaillante (ou bien est-ce le passé ?) et cette défaillance transparaît dans les ruptures, l'artifice, les coq-à-l'âne qui nouent l'allégorique au fantomatique, le présent au passé, l'ici à l'ailleurs. L’or et la mort on les retrouve partout, plus loin même sous la forme d’une boutade ("si vous vous moquez de Balzac, je vous tue" : "Quo vadis Europa"). L’or est remplacé par sa formule appauvrie, l’argent, la mort par son imitation mais toujours au sein d’un combat. Résistance aux images (formule appauvrie de la Résistance à l’occupant). Les allemands ne pratiquent plus l’interrogatoire mais l’interrogation ("dans quelle direction la Côte d’Azur ?"). Les journalistes abusent du verbe "être" comme pour mieux ne pas y être ("ils ont tous des portables dans quoi ils disent qu’il n’y a personne").


Si le rire est le pendant de la tragédie c’est peut-être par respect pour l’enfance qui demeure le principe de toute poétique (in principio : Arvo Pärt). Dans Film Socialisme ce qu’il y a aussi de remarquable, en ce qui concerne son dispositif fictionnel, c’est une façon de regarder l’enfance qui recouvre ce qui ne se fait pas dans le cinéma. Passer, plutôt que du livre au scénario (processus de réduction), du scénario au(x) livre(s), voir ce qui échoit à l’image non pas en termes d’échec, de ratage (les anti-godardiens criant à la fumisterie) mais en termes d’offrande. Montre moi ce que tu ne sais pas faire, je te montrerai ce que je peux en faire. Le discours de la mère est un vrai discours de mère parce qu’il n’est pas porté par un savoir ou une compétence (savoir jouer, être une mère) mais au contraire par un non savoir qui affirme l’ouverture au possible de ce qui est. La présence d’êtres qui ne sont pas instrumentalisés par l’image mais qui se découvrent en quelque sorte à égalité avec elle. La grande vertu cinématographique du travail de Godard c’est aussi de donner à voir au milieu du défilé d’images, de sentences, de séquences contrefaites, des êtres sur lesquels l’image s’arrête (Alissa, Florine, Lucien…). Et l’on se dit que le véritable travail du cinéaste au-delà de tout dispositif (fictionnel, documentaire ou autre) c’est de faire des portraits. Ceux de Lucien en chef d’orchestre endormi ou de Florine lorsque quelque chose hors champ capte son attention et lui soutire un sourire. "Ne pas parler de l’invisible, le montrer". Le hors champ : l’invisible dont le reflet nous échoit en même temps que l’image. Voilà peut-être à quoi tout portrait renvoie : à l’autre côté d’un hors champ, un invisible dont seul le cinéma peut (pouvait) rendre compte.


L’art est là mais la chose appartient à l’invisible. Il est certain en tout cas qu’il y a dans Film Socialisme autre chose qu’une dialectique des images, qu’un art du coq-à-l’âne associant de l’anti-cinéma de combat, des formules accusatrices et des images arrachées à l’Histoire. Il y a aussi un art du portrait. Et peut-être même il y a surtout un art du portrait. Une façon de convoquer dans l’image la présence, qu’elle soit humaine ou animale, en l’établissant comme pure relation. "Le rêve de l’Etat, c’est d’être seul, le rêve des individus : être deux". Le rêve des images aussi. Et dans l’exploration poétique de "Nos humanités" chaque image revient ainsi à une autre : image d’avant, image d’après, le tout revenant lui-même à la voix et aux citations dont elle est le véhicule (la voix étant ici comme le double fantomatique du point de vue identificatoire du récit filmique).


Alors si Film Socialisme semble s’affranchir ainsi du cinéma ce n’est peut-être pas pour rien et ça n’est pas non plus pour congédier (comme le supposent à tort les anti-godardiens ignorants) tout l’art du cinéma. Au contraire même. On le retrouve cet art servi par un sens du combat, un refus de la clôture, une affirmation de la continuité transcendant les régimes du récit filmé (asservis par l’instrumentation scénaristique qui délivre des points de vue comme des vérités souveraines). Cette continuité obsédante, fantomatique, musicale, tour à tour perdue et retrouvée engage elle aussi un point de vue comme un travail de reprise, quelque chose qui reste en permanence à construire. Point de vue toujours lacunaire, incomplet, soumis à la remise en question permanente : celle du temps et de l’espace comme les deux bornes qui l’écrasent sous leur masse d’insaisissabilité. Face aux images, aux sons, au réseau souterrain des relations, échos, (libres) associations, on retrouve la promesse de l’ouvert qui était peu ou prou celle du cinéma : dans un lieu qui n’existe pas, convoquer des images, les rendre vivantes grâce au miracle d’un point de vue que je ne connaissais pas et qui pourtant est le mien et dont l’expérience toujours pourra se renouveler comme autant de versions offertes au possible.


Dans sa construction si particulière où l’énigmatique et le limpide alternent, rivalisent, se contredisent, Film Socialisme témoigne au fond que le cinéma est (était) du virtuel (comme l’Histoire est du passé). Chaque film comme la version d’un monde dont le caractère de réalité (ou de réalisme) est compensé de façon en quelque sorte symétrique par un caractère d’incertitude ou d’inexactitude. La virtualité (au sens virtualis "en puissance") qui s’y attache c’est à son existence lacunaire qu’il la doit. Un monde qui procède d’un assemblage d’images, cet assemblage ne résultant qui plus est que de points de vue, ne peut être que le contraire d’une totalité, le contraire d’un monde réalisé. La perception que nous en avons est soumise à des choix comme un puzzle dont le dessin n’apparaît qu’une fois assemblées les pièces qui le composent. Mais c’est comme si du travail de recomposition n’émergeait une figure (évidente, impérative) qu’à mesure d’un ensemble corrélé d’incertitudes, de contingences. Une impression dont l’autorité ne peut s’appuyer que sur l’esquisse ou bien un palimpseste qui affirme au-delà du geste figé un renouvellement défiant le temps. Le cinéma de ce point de vue ne produit des œuvres qui font sens qu’à partir d’une indétermination (le sens comme un repli, celui du discours, ce repli laissant toute latitude au point de vue, c’est-à-dire à l’expérience, à la libre recomposition des déterminations). Les images et les phrases, les séquences jouées (ou déjouées), les correspondances duelles et dialectiques (ici/ailleurs, autrefois/maintenant), la musique elle aussi fragmentaire, fragmentée (celle qui revient : in principio d’Arvo Pärt) ; les bruits, les qualités d’image (la précision des images vidéo HD montées avec d’autres images granuleuses et saturées), tout cela qu’est Film Socialisme forme un système où les différences, la complexité, offrent plus que tout une place à l’indéterminé. Système de combat, offensif jusqu’au laconisme (ses "textos" qui tranchent dans le flux comme pour convier le silence jusque dans la parole). "No comment" : conclusion géniale à plus d’un titre, comme un contrechamp aux dernières images, aux dernières sentences/citations (copyright warning/Pascal). Façon d’en terminer avec le film qui est aussi une façon d’en terminer avec le cinéma. Se retirer. Congédier le discours, jusqu’à l’idée même d’une conclusion, qui laisse ouverte, libre, la possibilité d’une reprise, la possibilité du combat. Sacré antidote.


(Pour une analyse "objective" : http://www.cineclubdecaen.com/realisat/godard/filmsocialisme.htm)

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le 27 août 2016

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