Fin d'automne
7.9
Fin d'automne

Film de Yasujirō Ozu (1960)

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Comment Ozu a-t-il fait pour réaliser tant de films en noir et blanc ? A chaque fois que je revois un de ses six derniers films, je reste bouche ouverte face à son génie des couleurs, et lui-même a dû sentir à quel point sa carrière prenait un tournant car à y bien regarder, pendant les sept dernières années qui lui restaient, il s’est ingénié à refaire ses œuvres précédentes, comme s’il devait tout reprendre avec cette nouvelle donne. Peut-être parce que ce qu’il cherchait à imprimer sur la pellicule était si ténu, si fragile, si indicible, qu’il avait le sentiment que le noir et blanc aplatissait son propos, là où la couleur lui permettait d’infinies variations, et de subtiles correspondances. Rares sont les réalisateurs qui ont su comme lui transmettre un sentiment grâce à des rimes de rouges, des a-plats de verts, des touches de bleu, autant de détails qui lui permettent de s’adonner à la méthode de la litote si prisée par les japonais, ou comment dire le plus de choses avec les moyens les plus simples possibles.

Ce goût pour l’économie active, on la retrouve également dans le traitement du son, et à voir (ou plutôt entendre) cette Fin d’automne, force m’a été de constater à quel point les bruits chez Ozu ont valeur de discours : bien sûr on y parle beaucoup, mais ce qui surnage, ce sont en réalité les klaxons de voitures, le teuf teuf d’un bateau, la musique de fond d’un restaurant, le bruit obsédant d’un train, tous ces éléments presque impondérables - comme le sont à leur façon les couleurs - qui tissent autour des personnages une toile aussi discrète qu’omniprésente. Le coup de force d’Ozu, c’est d’utiliser ces choses secondaires, quasi obligatoires, que sont les couleurs et les sons, pour faire contrepoint au silence et au vide, et accentuer ainsi le thème principal de son cinéma : le passage du temps,

Encore une fois (« encore », le mot ozulvien (?) par excellence, lui le maître ultime de la variation) il est question de mariage, ce moment délicat où un enfant quitte ses parents pour devenir parent à son tour, et les rapprocher ainsi un peu plus du moment où ils mourront. Comme dans Printemps tardif (mais en miroir, puisque la fille - Setsuko Hara - qui ne voulait pas quitter son père est devenue la mère qu’une fille ne veut pas quitter), le film s’attache à un moment de blocage où les personnages semblent refuser que le temps passe, comme passent les trains, les bateaux, et les saisons. Les saisons ! Omniprésentes dans les titres d’Ozu, comme dans les poèmes ou les conversations japonaises, car ce sont elles qui montrent le mieux que « passage de temps » ne veut pas dire forcément révolution, ou disparition, mais plutôt éternel renouvellement des choses. Chaque film d’Ozu est un cercle, où tournent les mêmes éléments, les mêmes décors (avec, évidemment, un gout immodéré pour les couloirs, autre figure du passage), les mêmes musiques. Les êtres humains, dans ce manège, ont la tête qui tourne, toujours obsédés par une nostalgie au futur antérieur : « bientôt tout ça n’existera plus, et nous allons le regretter ». La leçon d’Ozu, appliquée avec une douceur et un soin exemplaires, c’est que cette nostalgie doit être intégrée, acceptée, assumée, dépassée même si possible, et que chacun de nous, pour vivre mieux, doit se laisser aller dans ce courant triste, mais beau. Rien n’est, mais tout devient.

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le 12 mai 2014

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Chaiev

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