Peu friand des biopics de manière générale, j'avoue que j'allais voir First Man sans véritable attente, sinon de voir le nouveau film de Damien Chazelle, celui-ci s'éloignant de son thème de prédilection : la musique. Et il faut aussi avouer que j'ai pris un certain plaisir à me prendre une grosse gifle au faciès lorsque j'ai vu le film en question. Sans aucune hésitation, je n'ai pas peur de le dire, First Man est un des meilleurs films de l'année selon moi. Mais il m'a fallu digérer le film et prendre du recul par rapport à celui-ci, pour réellement tenter de rationaliser mon expérience et mettre un mot sur mes sensations, ce qui ne fut pas chose évidente. Ainsi cette critique s'approche donc plus de l'analyse que de la critique en soi.
Pour commencer, j'analyserai surtout les grands thèmes que traitent le film, de ce qu'il raconte réellement. Puis j'entreprendrai une analyse plus approfondie des éléments plastiques du film, de la forme donc, qui n'est par ailleurs jamais détachable du fond.


VOTRE ATTENTION S'IL VOUS PLAIT
Pour les besoins de l'analyse je dévoilerai des éléments de l'intrigue donc si vous ne voulez pas être spoilé, je vous recommande de voir le film au préalable, sinon c'est à vos risques et périls.


Certes le film s'éloigne du thème musical, qui fait partie intégrante de l'histoire du réalisateur et de sa patte artistique, mais il y a malgré tout quelque chose qui le relie aux autres œuvres de Damien Chazelle. En réalité, le fil rouge qui relie tous ses films n'est pas la musique, comme on pourrait le penser, mais le thème de la détermination et de l'abnégation. Les personnages « chazelliens » sont toujours mus par un objectif dont l'achèvement de celui-ci entraîne des sacrifices considérables ; que ce soit son intégrité physique et morale pour le héros de Whiplash, leur histoire d'amour pour Sebastian et Mia dans La La Land, et sa vie de famille pour Neil Armstrong. Celui-ci, à la suite de la perte de sa fille, se barricade émotionnellement et se réfugie dans son travail, mettant à l'écart sa femme et ses deux fils. Et c'est là tout l'intérêt du film, de déplacer le focus sur l'histoire intime d'Armstrong. Le parti pris du cinéaste est simple : raconter la petite histoire humaine derrière la grande Histoire que tout le monde connaît.


Le film concilie à la fois le côté académique et rigide de la machine hollywoodienne - surtout au niveau du scénario extrêmement efficace dans sa construction narrative - et des fulgurances de mise en scène qui dénotent l'aisance et la liberté d'un cinéaste affranchi de toute contrainte. On ne peut dire que l'originalité du film se situe au niveau du récit, qui est somme toute très classique dans First Man. Si on se concentre uniquement sur l'histoire, elle évoque finalement des thèmes recyclés par le cinéma depuis ses débuts, sans pourtant tomber dans la désuétude. Qu'est-ce qui fait que ça fonctionne toujours ? En quoi un français, un africain, un indien, ou un chinois se sentirait concerné par cette course à l'espace d'un autre temps entre les États-Unis et la Russie, à cette outrance de moyens mis en œuvre pour conquérir un objet à priori non-habitable, inutilisable, tandis que des êtres humains meurent de faim chaque jour sur Terre (paradoxe d'ailleurs bien illustré par l'intermédiaire d'une chanson) ? C'est que cette simple histoire d'un homme posant pour la première fois le pied sur la Lune, véhicule avec elle toute une imagerie mythologique de l'Histoire humaine. Avec ce voyage lunaire, cette conquête de l'espace, nous pouvons lire en filigrane toutes ces images archétypales de l'homme face à la nature sauvage, de la conquête de l'inconnu, du déplacement des frontières au-delà de là où nul être humain n'a encore été. En bref, le surpassement de l'homme face à sa propre finitude spatiale et temporelle. C'est pour ces raisons que l'Histoire a élevé cet événement au rang de mythe.


Mais l'ambition de Chazelle est autre, il veut montrer la face cachée de l'histoire que tout le monde connaît déjà. Il s'intéresse ici à la sphère privée d'Armstrong, sa relation discrète et silencieuse avec sa famille. Et le film fonctionne aussi bien dans les séquences spatiales vertigineuses que dans ces petits instants intimistes, que la caméra capture à la manière d'un documentaire. Outre les images archétypales dont je parlais plus haut, le film expose de manière dialectique l'obsession des hommes pour atteindre cet objectif quasi impossible à atteindre, et les répercussions que cela entraîne sur les femmes et les familles de ceux-ci. La femme, claustrée dans la maison, attend avec incertitude le retour du marin parti en mer.


La maison est donc de manière très prononcée l'espace destiné à la femme, dans cette Amérique des années 60 où l'american way of life pullulait à la télévision et sur les publicités il y a à peine dix ans de cela, où l'on représentait l'idéal américain de la femme comme la maîtresse du foyer, le plus souvent illustrée dans la cuisine, aux fourneaux pendant que le bon mari américain travaille pour nourrir sa progéniture. Il y a donc tout ça caché dans ces images, dans cette atmosphère de guerre froide que l'on sent à peine, sous-jacente mais bien présente, et dont on ne peut se défaire tant elle est inextricable de cette période de l'histoire. Cette maison, cette demeure donc, dans un régime typiquement bachelardien, est l'espace représentant l'aspect maternant et le refuge, le repos. La femme est l'intériorité, la force latente. Quant à l'homme lui, il est toujours évasif, rarement présent à la maison et à lui-même, mais finalement enfermé lui aussi dans son propre mental, armure qu'il se construit pour ne pas dévoiler ses émotions.


Et quel motif récurrent Chazelle utilise-t-il pour signifier cette barrière considérable qu'il y a entre elle et son mari ? Entre les différents espaces respectifs aux deux personnages? Le motif de la fenêtre bien évidemment, de la vitre, fine couche qui permet de voir au-delà de celle-ci tout en ne pouvant jamais atteindre l'autre côté. Jean-Loup Bourget écrivait à propos du cinéma de Douglas Sirk que dans celui-ci « la femme à la fenêtre est un témoin passif, situé à la frontalité du monde clos, intérieur, et du monde extérieur, à la limite de la cellule familiale et de l’univers social, mais – quoiqu’elle regarde à l’extérieur – elle ne franchit pas cette limite, elle ne cesse pas d’appartenir au cercle domestique qui simultanément la protège et l’enferme. ». Dans First Man, à un moment, la femme franchit cette limite. Et cela donne lieu à une séquence d'une intensité et d'une sincérité des plus pures. C'est lorsque Jan, qui était en train d'écouter les échanges radio entre Neil et la NASA se voit privée de toute information quand cette même NASA décide de couper la communication. Le montage montre de manière alternée Armstrong dans sa cabine, et la femme à la maison essayant de se tenir au courant de ce qui se passe, interrompue régulièrement par ses enfants. Elle va alors sur le lieu de travail de son mari, et dit ses quatre vérités aux collègues de celui-ci. Son mari étant en danger dans sa cabine spatiale, elle leur déclare que ce ne sont que des enfants, qui s'amusent à faire des calculs sur des maquettes mais qu'ils ne contrôlent en réalité rien du tout. Dans ce geste a priori anodin de sortir de son espace prédestiné pour rejoindre celui de son mari, cet acte pouvant paraître finalement très banal tant il n'est jamais souligné par la mise en scène, Jan réalise en réalité l'exploit d'une transgression. Elle se défait du rôle que la société lui affuble et s'accomplit réellement en tant qu'individu, émancipée du statut de mère de famille qu'elle est obligée de porter chaque jour, et nous rappelle qu'elle n'est pas juste une mère, mais aussi une épouse, et par-dessus tout et avant tout, une femme. Elle incarne et matérialise, dans cette séquence et au travers de cette transgression, de manière très fugace et quasi imperceptible, l'insurgence de la femme qui aspire à plus que ce à quoi la société la réduit. Après tout, « on ne naît pas femme, on le devient » disait Simone de Beauvoir.


À de nombreuses reprises le thème de la fenêtre est utilisé de manières différentes. Tantôt, comme on l'a dit, une simple fenêtre à travers laquelle Jan observe Neil, dehors les yeux rivés sur la lune, tantôt une fine séparation dont la survie des astronautes dépend. Que ce soit le hublot de la cabine au travers duquel Armstrong observe l'immensité de l'espace, comme la petite vitre de son casque, cette « fenêtre » contient celui-ci et le protège de ce néant cosmique. Il faut noter également les nombreux plans sur les yeux de Ryan Gosling, par lesquels passent essentiellement son émotion, les yeux étant comme on dit « les fenêtres de l'âme ». Jusqu'à la toute fin du film, ce qui sépare encore une fois l'homme et la femme, bien qu'ils soient enfin réunis, est encore une vitre, sur laquelle Armstrong dépose un baiser par l'intermédiaire de sa main. Une délicate trace éphémère qui s'évaporera instantanément et nous laissant sur cette belle image de retrouvailles, où l'émotion affleure tant on est submergé par les contradictions et la distance qui sépare les deux êtres bien qu'ils soient juste en face l'un de l'autre. Et l'on sent dans cette image finale, toute la mélancolie sourde dûe à l'absence de la fille décédée, cette absence qui hante chaque instant du film, cachée sous le linceul des images.


Par le biais de la mise en scène, nous sommes tout au long du film dans une intimité des personnages. La caméra ne montre rarement des plans extérieurs à la cabine du vaisseau, nous sommes contenus dans celle-ci, avec les personnages, ce qui renforce l'effet de tension et la véracité des images, leur donnant une réelle valeur documentaire. J'en viens donc au côté purement plastique du film, après avoir exposé les grandes thématiques traitées par celui-ci.


Le traitement de l'image elle-même m'a tout de suite marqué. Ce grain prononcé se rapprochant du 16mm, et un étalonnage dans des teintes sépia qui nous font réellement penser à des images d'époque. Il y a donc une volonté documentarisante de l'image que le cinéaste a choisi de travailler. Malgré que le film se construise dans l'ensemble sur une conception additive du cinéma, où la réalité filmique est entièrement reconstruite (décor, éclairage) au contraire d'une conception soustractive qui prendrait la réalité comme modèle (la fameuse « image-trace » de Bazin). Pourtant, par ce travail sur l'image et la caméra très mobile, en mode fan-footage, ajoute un surplus de réel qui renforce le côté « image d'archive ». La caméra qui capture des tranches de vie des personnages, à la dérobée, mobile, fébrile, l'image parfois floue, le point n'étant pas fait correctement sur les visages, le grain, le bruit, tout ça contribue à cet effet de presque improvisation de la mise en scène.


Je parlais tout à l'heure de l'efficacité de la machine hollywoodienne qui peut transparaître dans ce film. Mais en en contrepoint à ça, on peut nettement le voir, la mise en scène semble s'axer sur relation oxymoronique, une sorte de « chaos organisé », et c'est bien là la marque des grands maîtres du cinéma. De toujours marcher sur cette fine ligne qui sépare la maîtrise du chaos, sans tomber complètement ni d'un côté ni de l'autre. De garder toujours une certaine fébrilité qui donne ce petit souffle de vie, cette surprise de l'inattendu, comme le vol d'un oiseau au-dessus du hublot, furtif, fuyant, lorsque les astronautes sont dans la cabine en train d'attendre le décollage. À tout moment le risque est de tomber dans quelque chose de trop bien construit, de trop attendu, de trop ampoulé, de tomber dans la mièvrerie lorsque certaines séquences flirtent avec le mélo. La justesse du jeu d'acteur y joue bien évidemment, mais encore faut-il savoir les filmer ces acteurs, pour faire ressortir ne serait-ce qu'un petit tressaillement de l'âme, retenu au plus profond de lui-même par Ryan Gosling, qui est par ailleurs phénoménal dans ce rôle. Robert Bresson disait qu' « on produit de l'émotion en résistant à l'émotion » ; Ryan Gosling est l'acteur de la retenue par excellence. Et plus il retient l'émotion, plus celle-ci est explosive lorsqu'il la laisse sortir dans une scène de pleurs d'une sincérité rarement égalée au cinéma. Le visage dans les mains, presque qu'avec une certaine honte envers cette caméra impudique qui le scrute jusque dans ses tréfonds.
Pour ce qui est des séquences de vol, comme celle d'ouverture, on atteint des degrés de tension dramatique affolants. Le récit commence in medias res, nous plongeant directement dans le danger et l'urgence, à l'intérieur de ce cockpit de X-15. À vrai dire la tension ne passe jamais par un suspense lié à l'intrigue, puisqu'on sait tous qu'Armstrong ne mourra pas et arrivera à mener à terme toutes ses missions. Mais la mise en scène complètement anxiogène arrive néanmoins à nous tenir en haleine, et beaucoup de cette ambiance angoissante passe par le travail du son, ou plutôt du sound design, qui est essentiel dans First Man. On entend la ferraille trembler et craquer de partout, les boulons qui sont quasiment prêts à sauter à tout moment, ajoutez à ça la caméra qui bouge dans tous les sens, des plans vertigineux de l'avion en vol, et un montage court, tout ça contribue à donner à cette séquence d'ouverture une tension quasi insupportable. On en vient à se demander comment ces gens ont réussi à aller dans l'espace à bord de boîtes de conserve pareilles.


La musique dans First Man, beaucoup plus discrète que dans les autres films de Damien Chazelle, n'est tout de même pas un élément à négliger. De simples arpèges de guitare ou harpe en mode mineur, des nappes de synthé (rappelant parfois le travail de Jóhann Jóhannsson) qui inondent l'espace sonore et le tour est joué. Justin Hurwitz fait cette fois-ci dans la retenue et dans l'épure, et sa musique illustre parfaitement cette douce mélancolie qui accompagne chaque image du film. Le tout dans un équilibre subtil, rehaussant l'action sans jamais prendre le pas sur elle. Il ne faut également pas oublier la chanson Whitey on the moon de Leon Bridges, qui se passerait peut-être même de commentaire tellement le propos de celle-ci est évident.
Malgré tout, Chazelle ne peut se défaire de son essence de mélomane, car il y a dans le mouvement du film et certaines séquences, quelque chose de l'ordre du ballet. Lors de certaines séquences spatiales notamment, où il nous est impossible d'oublier le 2001 de Kubrick, les modules et autres vaisseaux spatiaux se donnant à une danse cosmique dans le vide intersidéral.


En guise de conclusion je dirais que First Man, bien qu'il présente des aspects très « classiques » au niveau du scénario, est un délice de mise en scène. Subtile, fragile, efficace, à aucun moment dans la fioriture ou dans la prétention, Damien Chazelle atteint le niveau des grands maîtres, avec une liberté insolente. En transmettant à première vue des valeurs de mérite et d'abnégation dans le travail, le film opère par une pirouette un renversement du regard, évitant surtout l'écueil du patriotisme et les retombées du maccarthysme, pour nous offrir en réalité une histoire humaine universelle. N'ayant aucune idée jusqu'alors de la vie privée de Neil Armstrong, j'ai eu la surprise de découvrir cet homme simple, taciturne, enterrer nombre de ses proches y compris sa propre fille, et parvenir tout de même à ce but inimaginable, ce rêve visible par tous quoiqu’intouchable, devenant lui-même cette lune inatteignable pour sa femme, se renfermant peu à peu en lui, incapable de faire le deuil de sa fille. Car c'est de ça qu'il s'agit pendant tout le film, seulement de ça. Un homme n'arrivant pas à passer outre ce traumatisme, enfermant le bracelet de sa fille décédée dans son tiroir, symbole de la tristesse et des souvenirs qu'il enfouit en lui, jusqu'à cette scène déchirante où il décide enfin à la laisser partir, dans l'ombre d'un cratère lunaire, à l'abri des caméras et du vacarme festif qui est en train de se faire sur Terre au même moment. Avec ce bracelet lâché dans le silence de l'espace, s'envole une partie de lui-même, son intimité la plus profonde, et Damien Chazelle nous offre ce moment de grâce ; cet instant suspensif, où est comprimé toute la mémoire du récit, d'un lyrisme puissant où l'émotion transperce l'écran et nous voile les yeux de larmes ; cet instant où l'intime se confond au Cosmos.

MisterBrelu
10
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le 31 oct. 2018

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