Festival de Cannes, 1997. Les spectateurs découvrent, horrifiés, le nouveau film de Michael Haneke lors d’une projection houleuse et retentissante. Sa trilogie glaciale sur la violence sociale (Le septième continent, Benny’s video et 71 fragments d’une chronologie du hasard) avait, bien sûr, marqué et conquis les esprits, mais beaucoup moins que cet électrochoc abstrait qui fit scandale et allait, définitivement, consacrer Haneke auprès du public et des critiques internationales.
Funny games, c’est d’abord le carnage lent et méthodique d’une famille ordinaire (le chien, l’enfant, le mari et la femme) sans que rien ni personne ne puisse venir contrecarrer l’inéluctable, et sans jamais verser non plus dans une violence physique gratuite, standardisée ("consommable" selon Haneke), celle-là même que le réalisateur cherche absolument à condamner, à faire rendre compte de sa fascination morbide sur un spectateur devenu trop familiarisé, voire insensible. Le film a, certes, quelque chose d’une désagréable théorisation sentencieuse, mais son refus du spectaculaire et sa ténacité programmatique en font surtout une œuvre terrifiante, absolue, symbolique dans ses intentions et ses questionnements.
L’aspect presque ludique, "parodique", recherché et voulu par Haneke qui s’amuse à pervertir les codes habituels du thriller pour les retourner contre le spectateur, a suscité la controverse. Ainsi, Paul, l’un des deux tueurs adolescents, s’adresse directement au public (rendu volontairement complice des sévices infligés), lui fait des clins d’œil et s’honore du moindre mobile, de la moindre motivation autre que celle d’aller au bout de ce qu’ils font (tuer des gens). "Pourquoi ?" demande le père, cherchant une raison à leur comportement. "Pourquoi pas…" lui répond simplement Peter, le deuxième tueur.
Il y a surtout ce plan d’une audace folle qui fit grincer des dents et hurler à la supercherie, ce retour en arrière du film même pour faire revivre l’un des tueurs venant d’être abattu par la mère. Plan forcément troublant, manipulateur, mais important aussi pour saisir les implications morales de tout dispositif unilatéral de pensée, de réaction, et le mécanisme absurde d’une banalisation, d’une mystification de la violence présentes dans la plupart des films et qui, ici, prend le spectateur à son propre piège de sensationnalisme.
La violence dans Funny games est toujours hors-champ, (re)centrée, (re)cadrée sur l’effroi de l’instant, la souffrance de l’acte produit et qui reste invisible à nos yeux. De fait, le meurtre du fils dans le salon est "entendu", vécu dans la cuisine avec Paul au son infernal d’une course de Formule 1 (puis ensuite le silence, celui du désastre et de la mort, puis les râles, les pleurs et les cris d’une douleur inimaginable) ; c’est davantage l’après qui s’impose, qui demeure et qui perturbe (un corps sans vie et du sang sur les murs). Haneke prolonge cette scène par un plan-séquence terrible, dérisoire dans son inaction, dix minutes implacables sur des parents hagards, dévastés, laissés seuls face à leur fils assassiné, face à l’horreur pure et tentant d’y échapper du mieux qu’ils peuvent.
Susanne Lothar et Ulrich Mühe sont vibrants de présence et de talent dans ces rôles très physiques, très durs émotionnellement. L’empathie pour leurs personnages est immédiate, complète, et leur long calvaire tout aussi éprouvant pour le spectateur. Haneke, lui, est totalement sans pitié pour eux (son film est froid et brutal, fait pour "agresser les gens") et laisse, au final, Paul et Peter continuer leur "drôle de jeu" avec d’autres voisins en toute insouciance, prêts pour une nouvelle partie et prêts, encore, à mettre nos nerfs à rude épreuve.