Funny Games fait parti de ces films qui vous roulent les tripes en boule, parce qu'il vous promet un jeu dont vous n'êtes absolument pas maître, et pire encore : un jeu où vous serez nécessairement perdant. Pas drôle du tout, donc. Je m'explique...


Ca commence avec l'histoire d'une inoffensive famille autrichienne, dont les traits de caractère sont magistralement présentés dès les premières minutes du film, dans le confort bourgeois de leur 4x4 où résonnent de voluptueuses mélodies classiques, dont le couple joue à deviner le titre du morceau (hmmm vous le sentez le gros clin d’œil au titre du film ?). Puis une fois arrivés dans leur charmante bicoque au bord du lac, surgissent 2 inconnus en tenue de golf (gants blancs aseptisés et sourires candides) dont le comportement trop poli pour ne pas être hypocrite crée un malaise tout à fait savoureux. Puis les hostilités commencent, un coup de club de golf bien placé dans le genou du pater familias, et hop l'intrigue est lancée : on annonce à cette charmante petite famille qu'elle servira de jouet à ces 2 sadiques toute la nuit, jusqu'à ce que mort s'en suive. Jusque là, tout va bien, le film jouit d'une excellente réalisation et d'un jeu d'acteur impeccable, deux choses qui ne feront d'ailleurs jamais défaut au film, d'un bout à l'autre. Alors qu'est ce qui peut bien gêner dans ce thriller apparemment classique, et jusque là bien fidèle au goût manifeste de Haneke pour la critique froide et incisive de la société autrichienne ?
Et bien justement, la réalisation impeccable (je n'ai aucune raison de démentir cela) est dotée d'une originalité qui transforme ce simple thriller en une expérience cinématographique inouïe :
c'est la chute, l'effondrement, que dis-je la pulvérisation du 4ème mur. Vous savez bien, cette fameuse distance entre le spectateur et le film ? Celle qui vous permet de vous contenter de regarder sans trop vous poser de questions ? Et puis Haneke vient vous chercher jusqu'au fond de votre siège en faisant parler l'un des 2 tortionnaires directement au spectateur, les yeux droits dans la caméra, et donc droit dans les vôtres. Tantôt un clin d'oeil, tantôt des phrases toutes entières "Vous pariez sur eux, ou sur nous ?" à propos de la survie hypothétique de cette famille, ou encore le fameux "Vous en voulez encore ?", et c'est ça qui est dérangeant. Haneke oblige le spectateur à devenir le complice impuissant de ce jeu odieux, atroce, insoutenable. Certes, il le fait avec une absolue maîtrise cinématographique, tant par ses plans séquences que par ses hors-champs, il cache les scènes humiliantes ou sanglantes, et se focalise sur le visage des personnages, sur ce que la violence fait de plus réaliste en somme : mal. Pas juste physiquement, psychologiquement. Elle n'est pas visuelle puisqu'elle n'est pas montrée, elle est imaginative parce qu'elle est cachée. Et laisser tourner l'imagination du spectateur est précisément ce qui est terrible dans ce film, ce pourquoi il dérange tant : vous êtes horrifiés par votre propre imagination. Haneke veut faire ressortir le sadique qui est en vous, il veut vous montrer que vous êtes manipulables, que votre compassion pour cette petite famille est teintée d'un écœurant voyeurisme, et se meut progressivement en vous sous la forme d'un désir de vengeance : vous voulez une happy end ? Vous voulez du sang ? Vous n'aurez rien. Rien d'autre que ce que votre imagination voudra bien vous donner.
Ainsi Haneke renoue avec le pouvoir de la fiction sur le réel, puisque le réalisme abominable de ce film vous donne envie de le supplier d'en faire une fiction, de mettre fin à votre calvaire de spectateur en donnant une note brechtienne au film, un truc qui dirait "Hey, c'est pour de faux, ce n'est qu'un film ne vous méprenez pas". Et peut-être qu'il tente de le faire après tout, avec ces phrases et ces regards adressés au spectateur, mais cela ne suffit pas à rendre le film tolérable. Il faudrait un sens, une explication, des "parce que" à vos "pourquoi".
Mais la réponse d'Haneke porte l'horreur à son comble : vous, cher spectateur. C'est pour satisfaire vos yeux de voyeurs sadiques qu'a lieu ce film. Haneke lui-même a déclaré à propos de ce film qu'il était fait pour renvoyer le spectateur au sadique refoulé qu'il terre au fond de lui, et qu'il espère catharsisser (chers hellénistes pardonnez-moi ce barbarisme) en se rinçant l’œil devant une bonne petite dose d'images sanguinolentes. Il souhaite révéler le spectateur dans son voyeurisme le plus abjecte. Et si vous êtes allés jusqu'au bout du film, c'est que "vous en aviez besoin" déclare-t-il, l'air impavide face aux représailles desdits sadiques refoulés que sont ses spectateurs.


Je disais au début de cette critique que ce film amorçait un jeu dont le spectateur sort nécessairement perdant, et ce pour toutes les raisons que je viens de développer ci-dessus : il n'y a aucune issue pour le spectateur, car soit :
A) il ne se fait pas avoir par la démarche d'Haneke et prend le parti de se distancier du film, de le concevoir comme une simple fiction, il demeure alors insensible à la puissance émotionnelle des personnages et passe à côté d'une des forces majeures du film OU n'est rien d'autre qu'un psychopathe incapable d'empathie envers cette brave petite famille
soit :
B) il se fait bien gentiment avoir par ce trublion d'Haneke, mais il est ainsi pris en otage par le désir de voir jusqu'où va aller l'histoire de cette petite famille, et passe ainsi pour un pervers sadique en quête d'images violentes, OU pour un candide illuminé en quête illusoire de happy end.


Bref, ce film est un formidable objet de curiosité cinématographique parce qu'il prodigue au spectateur une expérience hors du commun ; mais le spectateur doit pour cela dépasser la colère dans laquelle le plonge cette impitoyable leçon de morale d'1h51. Car à défaut d'apprécier la réflexion proposée par Haneke sur la question de la violence au cinéma, vous pourrez, en guise de compensation, vous délecter du fruit de votre propre réflexion, car ce film a bien ce mérite : interroger.

Wescube
5
Écrit par

Créée

le 22 mars 2016

Critique lue 331 fois

1 j'aime

Wescube

Écrit par

Critique lue 331 fois

1

D'autres avis sur Funny Games

Funny Games
Sergent_Pepper
7

Eye can’t get no Satisfaction

(contient des spoils) Quelques années après son film, Michael Haneke expliquait en entretien qu’il regrettait qu’il soit devenu culte pour de mauvaises raisons. Thriller réputé pour sa violence...

le 25 mai 2020

64 j'aime

4

Funny Games
Gaor
10

Vous n'auriez pas des oeufs ? C'est pour la voisine.

Ce film ne peut se regarder sans un décryptage. Car lorsqu'on a compris qu'Haneke joue avec ton rapport à l'image, ton incapacité à t'en extraire et sa facilité à te choquer, faire de toi une...

Par

le 19 mai 2010

62 j'aime

5

Funny Games
toma_uberwenig
3

Moralisation et malhonnêteté

Haneke n'assume pas son film et travestit son propos via un discours faible et donneur de leçons, jouant des artifices moralisateurs pour masquer le fond du film. D'autres s'y sont essayé auparavant,...

le 7 avr. 2011

58 j'aime

35