Des cris perdus dans l'oubli, comme les larmes dans la pluie.

Fuocoammare est la dernière réalisation de Gianfranco Rosi, cinéaste italien travaillant dans le domaine encore trop secondaire du documentaire. Ce soir, je me suis rendu à une projection spéciale, jour de la sortie du film, qui se prolongeait par un débat avec (entre autres) l'un des producteurs et des représentants d'associations humanitaires. Un moment fort enrichissant, donc, mais aussi très émouvant. Il ne faut pas oublier que le film a reçu, en février dernier, l'Ours d'Or a Berlin, et que l'Italie en a fait son représentant (toutes catégories confondues !!!!) pour les Oscar. Un signe fort qui montre que la condition des migrants n'est plus à prendre à la légère.


Fuocoammare signifie littéralement en italien "La mer en flammes". Le documentaire propose deux "histoires" parallèles, ou plutôt deux situations qui se passent parallèlement et qui sont pourtant très intimement liées. D'un côté, la vie d'un jeune garçon de Lampedusa, ville centrale du passage des migrants vers l'Italie, que l'on suit dans ses activités les plus triviales (il va chercher du bois pour se confectionner un lance-pierre, mange des spaghettis, se rend chez son médecin pour des tests médicaux routiniers, etc). Et de l'autre côté, on suit la traversée d'un bateau de fortune contenant le nombre hallucinant de 840 migrants. Deux récits qui alternent de manière très brutale, on passe d'un plan à l'autre sans transition, et d'un coup, la musique se coupe. On a du mal à comprendre ce que ce gamin qui joue à la guerre et qui a juste des problèmes de vue et de respiration vient faire là, au milieu de ces images d'une rare violence - car on les sait vraies - de l'arrivée des migrants et du traitement qui leur est réservé.


Mais tout est lié. Métaphoriquement lié. Le gamin a d'abord un problème de vue : son œil gauche, n'étant pas son œil directeur, n'est pas sollicité par le cerveau qui n'utilise que le droit pour capter les informations. Le médecin lui conseille de se bander l’œil droit afin d'habituer son œil défectueux à voir et à enregistrer les informations visuelles par lui-même. On comprend ici que le réalisateur veut montrer que nous sommes tous à moitié aveugles sur ce qui se passe loin de notre petite vie confortable. On regarde ces tragédies qui touchent les migrants d'un seul œil, un œil désintéressé ou simplement compatissant. Mais là, nous sommes invités comme le gamin à regarder les choses d'un autre œil, un œil dont nous n'avons pas l'habitude de nous servir ; d'accepter une réalité que nous refoulions plus ou moins volontairement. Et comme le petit garçon, tout content que son œil gauche gagne petit à petit en acuité, nous pouvons nous aussi gagner en humanité. Il n'est pas trop tard, même si cela nous oblige à nous intéresser à cette souffrance dont on se passerait bien, qui nous est insupportable, qui nous oppresse à nous en faire suffoquer ; et d'ailleurs c'est là le deuxième soucis de santé du garçon, qui a du mal à respirer car il est trop anxieux, comme si l'amélioration de sa vue (notre prise de conscience) entraînait cette angoisse (la peur d'une réalité jusqu'alors "lointaine").


La vie tranquille du gamin contraste avec le triste destin de tous ces migrants. On entend leurs cris de détresse lorsqu'ils entrent en contact avec la tour de contrôle de la marine, tandis qu'au même moment des hommes meurent de froid, de faim, ou succombent à leurs blessures. Sur le bateau, les cris et les larmes côtoient les chants d'espoir et les prières. On marche sur des cadavres, on dort les uns sur les autres,... on meurt. Et pourtant j'avoue avoir souri lorsque des gars venus de toute l'Afrique décident de faire une partie de foot : Libye-Érythrée ou Côte d'Ivoire-Nigeria ? Qu'importe le gagnant, tous sont frères dans ces moments là. Puis vient le moment où les sauveteurs arrivent, accostent le bateau : dans une première nacelle, les femmes et les enfants ; dans une autre, les malades ou mourants ; enfin dans une troisième, les cadavres. Pour les valides, on procède à une fouille individuelle terriblement déshumanisante : ceux qui s'en chargent ressemblent à des scientifiques tout droit venus de Tchernobyl (gants, combinaison hermétique, masque, ...), qui ne créent aucun dialogue avec les migrants mais se contentent de les fouiller un par un puis de les pousser pour laisser la place au suivant - alors que beaucoup tiennent à peine debout. Les médecins ne savent plus où donner de la tête, c'est un chaos total et pourtant ils ont un travail à faire : l'un d'eux apporte un témoignage glaçant et bouleversant, en disant qu'il est chargé de récupérer des échantillons (oreilles, doigts, sang, peau, ...) sur des enfants voire des bébés morts, des femmes enceintes dont le mort-né est toujours attaché par son cordon ombilical (dernier élément non-spécifié mais rapporté par le producteur). Et malgré tout ce que les gens disent : "oui, mais c'est comme les médecins légistes, à force vous êtes habitués, vous n'êtes plus touchés par la mort d'un homme", ce médecin avoue en faire des cauchemars, être hanté par toutes ces vies que la mer a arrachées.


Et pendant ce temps, un gosse va à la pêche, apprend à ramer, fait ses devoirs, va à l'école. Le film n'a pas pour but de montrer que les gens s'en fichent. Non. Il montre simplement que même dans un lieu de passage comme Lampedusa, migrants et habitants ne se croisent jamais. Les uns vivent en même temps que les autres meurent. Il n'y a pas de haine, de mépris, ou de désintérêt. Seulement une séparation entre deux "mondes", dont l'un est volontairement caché.


Fuocoammare a beau être un film engagé, il n'est pourtant jamais militant. Il ne cherche pas à pointer du doigt une vérité, mais "donne à voir". Voici comment se passent les choses. On assiste ici à une tranche de vie, aussi symbolique que quelconque. Et tout près, des milliers d'être humains crient. Ils crient leur souffrance autant que leur volonté de vivre, leur espoir. Mais nous leur refusons cet espoir. Alors ne laissons pas leurs cris se noyer dans les vagues, ces vagues dans lesquelles nous irons nous baigner l'été prochain. Montrons ce documentaire dans les écoles, n'ayons pas peur de la réalité, et pissons sur tous ces connards qui manifestent contre des gens qui ne sont simplement pas nés au bon endroit. Il est encore temps, alors arrêtons de nous qualifier d' "êtres humains", et soyons-le.

Grimault_
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le 28 sept. 2016

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Jules

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