Fury
6.7
Fury

Film de David Ayer (2014)

Être producteur à Hollywood : promis, on ne touche pas au visage.

La critique contient des spoilers. Le film s'ouvre sur un champ de bataille dévasté, froid et boueux où s'empilent les cadavres de soldats et les carcasses de tanks. Un étalon blanc monté par un officier de la Waffen-Schutzstaffel (SS) traverse ce cimetière de chair et d'acier. Là on se dit que ça pue le symbolisme à la con.
Parmi les chars éventrés, il y en a un, le Fury, un M4 Sherman au front depuis l'opération Torch et invaincu depuis plus de trois ans, qui est encore en état de marche. Son "capitaine", le sergent Don Collier, est embusqué, à l'affut, prêt à bondir sur le fritz. Ni une ni deux, voilà une nouvelle victime nazie au palmarès de Brad Pitt. Je crois bien que ce n'est pas ton chef-d'œuvre, Brad.

Sous l'épaisse couche d'acier du Fury, trois types s'affairent et un autre s'affaisse, mort. L'un d'eux, une sorte de Robert de Niro encore plus cabotin que l'original vu notamment dans le dernier Scorsese, est occupé à faire redémarrer la forteresse roulante. Il fait ça en brayant et en roulant des mécaniques évidemment. Un deuxième, le chicanos sympathique de la bande, est en larme et étreint la main de son ami fraichement décédé. C'était le meilleur dixit Brad Pitt (...). Le dernier, Shia LaBeouf, récite des versets de la Bible en se demandant ce qu'il peut bien foutre là. Welcome to the Suck, bro'. Tout ce petit monde, auquel vient de s'ajouter le sergent cueilleur de nazi, s'agite, s'engueule et se rassure. La séquence entière, qui doit durer sept bonnes minutes, est filmée depuis l'intérieur même du char. Elle est très bonne. Fury serait-il le "Das Boot" du film de tanks? On est en droit de le penser. L'immersion fonctionne pas mal. La claustrophobie est à son paroxysme quand le véhicule essuie des tirs de mortiers.

Mais les choses se gâtent rapidement. D'immersion claustrophobe et oppressante il n'y en aura pas. L'équipage, seul survivant de l'assaut, regagne le camp allié en déperdition. Là, le sergent Collier affecte sentencieusement une mission à chacun (toi les munitions et le plein, toi tu répares la direction qui déconne). Le type est autoritaire, inébranlable, on l'appelle Wardaddy, imaginez le gaillard. Faux, évidemment. Le type est un homme. La guerre c'est moche. Alors le type en question fait illusion devant ses hommes mais, une fois isolé, s'écroule dans la boue, en larmes. Bateau, ils nous font chier avec ça. Ce qui l'est moins c'est la bouche en cœur que Brad Pitt nous balance à la gueule en cet instant de désespoir où il est censé se moucher dessus. Bidonnant.

Un jeune bleu, dactylographe de formation, se présente à l'équipage : "T'es qu'une gonzesse!" "T'as fait tes devoirs avant de venir petit? Je voudrais pas avoir tes parents sur le dos tu comprends..." "On va le mettre où ton berceau dans le char, hein?"... Bateau, ils nous font chier avec ça. "Nettoies donc Steve." "Qui c'est Steve?" "Steve c'est le gars que tu remplaces fiston, y'a encore quelques morceaux éparpillés dans l'habitacle". Vomi de la recrue, rire des vétérans... "Tire petit! C'est eux ou nous, alors tire!" "Je m'en tape qu'il est cinq ans, tire!" "Je m'en tape que ce soit une fille, tire!" "Je m'en tape qu'il se soit rendu, tire!" "La guerre c'est moche! T'as vu ce qu'un homme est capable de faire à un autre?!" "Tire enculé!" C'est aussi con que ça.

Une scène d'action, enfin. Elle est bonne, ouf. Quatre chars en hors piste battent la campagne à la recherche des derniers survivants d'une escouade tombée dans une embuscade allemande. Il la retrouve quasiment décimée. A une centaine de mètre à peine, à l'orée du bois, tapie dans les ronces et les fougères, la compagnie fritz est toujours là, cachée, prête à faire feu... Feu. Les chars allemands arrosent les tanks américains. La riposte ne tarde pas : les Shermans déboise littéralement les environs. Plus un arbre, un arbuste, un brin d'herbe derrière quoi se planquer. Le bruit des ogives qui ricochent sur le blindage. Le fracas des explosions. Le son métallique et mécanique des tirs. On y est enfin. Le bruit et la fureur. Le cliquetis des douilles qui tombe sur le sol, le sifflement des balles... David Ayer est tellement bon quand il faut filmer la violence, la guerre et l'action.

En revanche c'est une timbale quand il s'agit de filmer la paix. On le voit arriver à dix bornes avec ses gros sabots, ses grosses ficèles et ses allusions vicelardes d'américain bourrin. Il faut en rajouter une couche sur l'horreur de la guerre. Les têtes qui giclent, les corps écrasés par les chenilles des tanks, les visages en lambeaux, c'est bien mais il faut toucher le cœur du public maintenant. Histoire de dépuceler encore plus le tout juste passable Logan Lerman, quoi de mieux qu'une brève mais intense amourette se terminant par la mort de la jolie allemande, écrasé sous les obus allemands? Risible. Surtout quand ça justifie du même coup la débauche de haine envers les allemands. Mais il y a plus drôle que ça. C'est le cinéma qui est drôle dans cette séquence. Une séquence qui voit monter dans l'appartement d'une ravissante allemande quadragénaire où s'est réfugiée sa sublime et pulpeuse cousine, Brad Pitt, la bouche en cœur (encore) et, donc, le tendre Logan Lerman. Et là on ne peut pas s'empêcher de penser : coup de chatte terrible! Elles auraient pu tomber sur pire. Genre Brian l'ivrogne d'origine irlandaise et Wayne le quetard du Midwest, la bite à la main, les brunes prêtes à exploser... C'est ça la magie du cinéma : embellir la réalité.

Nouvelle scène d'action. Les quatre chars sont dépêchés derrière les lignes allemandes avec comme mission tenir coûte que coûte un carrefour stratégique ; s'il venait à être pris, les lignes alliées seraient enfoncées et Berlin, où Hitler rassemble dans un dernier souffle ses dernières troupes en vue d'une ultime confrontation, s'éloignerait. Mais le chemin est sous contrôle allemand. Il est gardé par un redoutable panzer, un Tiger, plus lourdement blindé et armé. La différence de classe est telle qu'il pourrait les descendre les quatre sans même essuyer un coup fatal. Embusqué derrière un taillis, il fait feu sur la colonne américaine. Boum. Un Sherman en moins. Manœuvre de défense. Les trois survivants se regroupent et aveuglent le monstre d'acier allemand sous un large manteau de fumée. Ils lui font désormais face et donnent l'assaut. Chaque véhicule s'élance. Les ogives américaines ricochent sur l'épais blindage du Tiger. Les mieux tirés l'éraflent à peine. Pendant ce temps, le blindé boche crache son feu et ses rares tirs font mouche à chaque fois. Deux autres Sherman sont détruits. Il ne reste que le Fury. Sa seule chance de salut est de contourner la forteresse allemande et de l'allumer dans le derrière. La séquence est très réussie. Ayer la filme comme une bataille navale. Exceptionnel.

L'ultime scène d'action du film constitue son principal morceau de bravoure, celui sur lequel reposait fallacieusement toute sa publicité. Non seulement ce n'est pas la meilleure mais peut-être même la moins réussies des trois qui égrainent le film, mais surtout elle n'arrive qu'après plus de 90 minutes de films. Le Fury, esseulé, doit faire face à une colonne de plus de 300 SS qui marche droit sur elle. Sacrément secoué par l'assaut précédent et la mine qui lui a ôté tout possibilité de retraite, le char se retrouve en délicate position, incapable de manœuvrer et de faire pivoter sa plateforme de tire autrement que manuellement. L'échec est probable, la mort certaine. C'est une véritable mission suicide. La fuite, qui est un temps une option envisageable, est rapidement abandonnée par l'ensemble de l'équipage qui, sous l'impulsion belliciste du sergent Collier, entend bien en découdre avec le peloton SS, prêt à défendre leur "chez soi" au péril de leur vie. S'ensuit une séquence de feu nourris, de tirs ininterrompus, de corps mutilés et d'explosions de plus de 30 minutes. C'est assez brouillon. Et assez peu probable. Dans l'hypothèse d'une situation inverse, où le char serait allemand et ses assaillants américains, l'affaire n'aurait pas fait un pli... Deux poids deux mesures quand il s'agit des gentils ricains ou des méchants fritz.

Conclusion, si Ayer excelle dans les séquences de violences pures et le réalisme des combats, il pèche en revanche lourdement dans les scènes de paix, tombe à plusieurs reprises dans le grotesque, verse dans une démonstration de l'horreur de la guerre assez navrante pour un film de cet acabit et nous gratifie en prime d'un discours prosélytique de mauvais aloi. Mais outre la marque de son réalisateur, le film est parcourue par celle de son producteur-interprète principal tout puissant. Alors qu'il avait débuté sa carrière avec des choix de films plutôt originaux et audacieux (Seven, Fight Club, Les douze singes) mais fondamentalement ancré dans les années 90, et qu'il était déjà tombé une première fois dans la facilité du cinéma des années 2000 avec d'Ocean's Eleven et ses suites (entre autres), le voilà parti sur un sentier encore plus méprisable que le précédent, et toujours dans la mouvance du moment : celui du cinéma américain un brin révisionniste, sentencieusement humaniste et assurément agaçant. Brad Pitt est un mec qui, faute de convictions profondes dans un certain type de cinéma, aura toujours mené sa barque dans le sens du vent. C'est une preuve d'intelligence, mais aussi un aveux d'impuissance. Si bien que jusqu'à présent il n'aura jamais su m'étonner d'une quelconque façon que ce soit en tant qu'acteur que producteur. Non plus qu'il n'aura jamais su se dépêtrer de son image de beau gosse amoureux du genre humain. Dans Fury c'est bien simple : âme meurtrie par trois longues années passée au front, dos entièrement calciné, épaule en sang, buffet troué à trois reprises, et corps explosé par deux Stielhandgranate 24, jamais il n'aura décoiffé sa superbe coupe de mannequin/joueur de foot ni quitté son costume de bon samaritain humaniste.
blig
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le 26 oct. 2014

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blig

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