Comme le précise si subtilement Luchini au début du film : Gemma et Charlie Bovery débarquent en Normandie, "c'est pas dingue, ça ?". Au vu de la réaction de son fils, non; pour moi, qui lit et relit Madame Bovary sans interruption, c'est une source de curiosité immesurée. Le principe est sympathique, un boulanger passionné de littérature voi en ses nouveaux voisins anglais les répliques modernes des Bovary. Le cadre colle, Gemma semble monstrueusement s'ennuyer, leur petite bicoque s'oppose plus que jamais au grand manoir d'un Rodolphe en Rayban, les différences de classes sociales se font bien sentir, tout comme la volonté de Gemma, jamais exprimée clairement mais présente à tout instant, de tenter de faire partie d'un cercle social qiu n'est pas le sien. Le pauvre Charlie est tout de même bien plus sympathique que l'insipide Charles Bovary, figure même de la passivité. Toujours tendre avec sa moitié, il tente de défendre sa fierté, quitte le navire, puis revient, prêt à en découdre. Loin d'être le médecin du village, son métier lui vaut tout de même une certaine reconnaissance et le mettra finalement en relation (par l'intermédiaire de Gemma) avec la haute société normande. Rodolphe est jeune, beau, blond, vit dans un grand manoir, et fait ses courses au petit casino du coin où il y croise la belle Gemma, endroit où naît leur passion. Passion, c'est bien le mot, car sitôt le premier problème survenu, le fils à papa quitte brusquement Gemma et fuit à Paris. Un ancien amant (notre bon Léon, dans le roman) se montrera aussi inutile que le premier, tentant de la reconquérir sans succès. Bref, question amour et fidèlité, Gemma s'en prend plein la figure, comme son double du roman.

Bon, tout cela et bien beau, vous allez me dire, mais et Luchini ? Et Gemma Arterton ? Et pourquoi 6 ?
Honte à moi, je ne connaissais Gemma Arterton que du desastreux Tamara Drew. Alors oui, il parait qu'elle fait aussi la potiche dans Prince of Persia mais, j'avoue que j'avais pour ma part un autre centre d'interet dans le film que la demoiselle en détresse. Bref, j'ai donc découvert une actrice pétillante, magnifique dans son interprétation d'une Emma moderne, qui s'ennuie tout en essayant de faire bonne figure, avant de s'abandonner à ses envies sans tenir compte de l'opinion exterieur. Outre le fait qu'elle soit très (très) jolie, elle parvient à s'approprier le personnage de façon étonnante, si bien que, comme Emma dans le roman, son attitude enerve autant qu'elle attendrit. Excellente redécouverte pour ma part, donc.
J'en viens maintenant à Luchini. Le problème de Luchini c'est que, aussi brillant soit-il, il semble enfermé dans le même rôle depuis plusieurs années. J'aime chez lui son amour pour la littérature et la façon dont il l'exprime; "Dans la Maison" était un manuel de création littéraire incroyablement malsain, où le personnage de Luchini se fait coincer entre fiction et réalité par un jeune ado un peu dérangé. J'étais déjà plus partagée par Alceste, trop exagéré, trop proche de Luchini lui-même, trop de scènes à vélo sous la pluie... Dans Gemma Bovery, Luchini se contente de se déguiser en boulanger et nous donne un cours de littérature intitulé "Emma Bovary pour les nuls". Il explique par A + B le parallèle entre Gemma et Emma, se plante devant la caméra pour expliquer ce qu'il se passe à son lecteur, est sans arrêt présent en voix off... Bref, lui et ses explications sont partout, un peu trop.
En bref, encore une fois, Luchini se joue lui-même, un peu exagéré peut-être, et ça devient un peu lassant.

La partie où le personnage de Luchini tente de vivre le roman à travers Gemma, quitte à provoquer les points cléfs de l'intrigue, comme la rupture avec son amant, est, elle, bien plus intéressante. Un peu trop poussée peut-être, on a parfois envie que Luchini arrête d'espionner sa voisine pour lui permettre de vivre, son intrusion dans la vie de Gemma, insidieuse au début, puis de plus en plus évidente quand il se rend compte que la vie de Gemma, subtilement influencée par ses remarques, ses actes, ressemble bel et bien au roman de Flaubert, a ce quelque chose de malsain qui met le spectateur mal à l'aise. Comme un vieux prof de français d'attarde avec fascination sur les rubans d'Emma, sur la sensualité de la ballade en calèche, et cherche les indices laissant supposer la fin du roman dans la psychologie du personnage, le boulanger se passionne pour les blouses de Gemma, ses visites au manoir, se prend pour Flaubert et oublie qu'il joue avec de vrais êtres vivants et non des personages de roman, dont les réactions ne correspondent pas toujours à ses attentes. Tel le marionettiste, il manipule Gemma afin de la faire ressembler à Emma le plus possible, la guide dans les bras de Rodolphe, provoque leur séparation, et enfin, perd le controle de ses personnages et en subi les conséquences. Revenu se battre pour sa femme, Charlie frappe l'équivalent de Léon au visage et tous les deux se battent pour l'amour de Gemma, tandis que celle-ci meurt, étouffée par un bout de pain déposé par Luchini devant la porte d'entrée de la jeune femme. Il est d'ailleurs étonnant que Luchini ne fasse pas une appartition devant la caméra expliquant que "c'est moi qui l''ai tué, avec mon pain, comme Flaubert à tué Emma". Mais peut-être que la scène a été coupée. Hereusement, son fils est bien là pour le mot comique de la fin, et nous explique que les nouveaux voisins s'appellent Karénine, et viennent de Russie, tandis que le pauvre boulanger se précipite les saluer, prêt à s'introduire à nouveau dans la vie de ses voisins au nom un peu trop littéraire pour être normaux.

EN GROS BREF, l'idée est sympa, Luchini en prof de français, y'en a marre, Gemma joue parfaitemement une Emma des temps modernes, trop d'explications tue l'explication (pas besoin de nous planter Luchini devant l'écran pour nous expliquer ce qu'il va se passer toutes les deux minutes), la Normandie, c'est tout vert, regardez bien vos voisins (si le vieux monsieur du troisième s'appelle Sméagol et a des tendances schizophrénes, evitez de déposer un anneau dans sa boite aux lettres, même pour rire, on ne sait jamais), et faîtes attention quand vous mangez du pain, un accident est si vite arrivé.
JackShack
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le 25 sept. 2014

Modifiée

le 25 sept. 2014

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JackShack

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