Un film sur un auteur peut-il nous apprendre quelque chose de fondamental à propos de l’écriture ? Le récent Trumbo, bien qu’interprété avec talent par Bryan Cranston, échouait lamentablement dans ce domaine, se contentant de dérouler la vie d’un scénariste. GENIUS de Michael Grandage repose sur la relation de travail entre un écrivain (Thomas Wolfe, interprété par Jude Law) et son éditeur (Maxwell Perkins, joué par Colin Firth). Le film est, contrairement à Trumbo, une mise en abyme sur le travail d’écriture, permettant après analyse d’en tirer un enseignement.



Génie 101



Comme une colonne vertébrale, ce qui donne au film sa cohérence est l’exploration de la notion de « génie ». Il est facile de tester autour de nous quel sens premier ce mot recouvre – lorsque l’on parle du succès d’un artiste, on explique souvent sa réussite de façon simpliste : « untel a réussi car il a du talent » ; ou lorsqu’on s’emporte « c’est tout simplement un génie« … Ces explications ne sont pas satisfaisantes puisqu’elles font du « génie » une chose qui relève de l’inné et non de l’acquis.


La notion n’est pas loin d’évoquer la grâce qui touche les plus pieux croyants. A première vue, la notion de génie évacue totalement le travail, l’entrainement, l’effort, les relations sociales ou le hasard. Avant de connaître le succès, la plupart des grands artistes ont d’abord connus de grands échecs, dont ils ont appris et dont l’expérience les a rendu plus fort. La qualité que l’on devrait leur reconnaître est donc surtout la persévérance et le travail.



Qu’est-ce qu’un mentor ?



Thomas Wolfe est un bourreau de travail apparemment frappé par la malchance : son « génie » est incompris, jusqu’au jour où il rencontre son éditeur, Max Perkins. GENIUS s’ouvre et se ferme sur une image de cet éditeur. S’agit-il donc du « génie » dont parle le titre ? Pas si vite.


Le film suggère sans jamais l’énoncer à voix haute que l’artiste n’est rien sans un mentor. Cette figure scénaristique est bien connue, elle forme l’un des 7 archétypes recensés par Christopher Vogler dans The Writer’s journey, l’un des 7 personnages les plus récurrents, quelle que soit l’histoire. Dans la première partie du film, le mentor naturel de Thomas Wolfe est donc Max Perkins. Ensemble ils vont canaliser l’énergie débordante de l’écrivain vers un résultat recevable par les lecteurs. Wolfe ne connaît pas le « symptôme de la page blanche » mais compense son angoisse par une diarrhée littéraire: il ne peut s’arrêter d’écrire. Le travail qu’effectuent ensemble Wolfe et Perkins consiste donc à choisir ce qu’il faut garder dans l’édition du livre. Là le film prend clairement conscience de lui-même, en citant nommément le terme « cut » pour couper ce qu’il y a en trop, ce qui renvoie au montage. Ces clins d’œil ne sont nullement gratuits, ils sont des indices qui poussent le spectateur à s’intéresser à la grammaire sous-jacente du script : sa structure narrative.



Style vs. Intrigue, le scénario en train de s’écrire sous nos yeux



Wolfe et Perkins se battent pour obtenir de l’autre qu’il reconnaisse SA définition du génie. Wolfe n’a que d’éloge pour la subtilité du style, tandis que Perkins s’entête à raccourcir l’œuvre pour en faire ressortir l’intrigue. L’opposition de valeurs incarnées par les personnages de Wolfe et Perkins sont le miroir direct du dilemme que se posent tout écrivain : une oeuvre réussie tient-elle à son style (sa substance) ou à son intrigue (sa structure) ? Le scénariste de GENIUS, John Logan, a du se poser cette question lorsqu’il s’est penché dans l’adaptation de la biographie de cet éditeur. Le débat théorique entre ces deux valeurs s’incarnent dans la psychologie des deux personnages. La confrontation impacte le récit à trois niveaux : la relation personnelle entre Wolfe et Perkins (l’intrigue), la compréhension du spectateur des deux idées en tension (le sens du film) et la résolution du scénario écrit par John Logan (la mise en abyme).
Une scène magistrale résume en soit le procédé. Wolfe arrive avec un manuscrit de 5000 pages, Perkins veut le réduire. Ils se concentrent sur un chapitre qui, à la manière d’un Proust, s’épanche en des phrases interminables à propos de la rencontre entre le héros et une femme, dont il tombe immédiatement sous le charme. Tout le propos de Perkins est de faire comprendre à Wolfe que certes ces pages sont magnifiques, mais qu’elles ne reflètent pas la situation. Wolfe veut transcrire un coup de foudre amoureux, un instant fort mais bref, dilué par les métaphores à rallonge. Perkins ne dit jamais à Wolfe où couper ou quels mots remplacer, il se contente tel un maître zen de poser à son élève des questions auxquelles il répond lui-même. Avec cet exemple, Perkins arrive à persuader Wolfe (et le spectateur) que nous sommes tout aussi réceptif à la forme qu’au fond, à la structure qu’au style.



« 1 + 1 = 3 »



En confrontant leur vision respective du « génie » (Style vs. Intrigue), Wolfe et Perkins créent un nouveau sens. Plutôt que d’être une qualité individuelle, le « génie » est une relation de travail possible grâce à une communion intellectuelle entre un artiste et son mentor. Du coup l’opposition de départ n’a pas pour vocation de voir l’un des pôles (le style ou la structure) l’emporter sur l’autre. C’est plutôt dans leur tension que le travail devient génial. Le génie n’est donc pas quelque chose « qu’on a » ou « que l’on a pas. » Le génie est un état d’esprit qui apparaît dans la collaboration.


Pour autant, GENIUS ne tombe pas dans la facilité en réduisant le génie à la seule collaboration d’un auteur et de son éditeur. Le personnage de Aline Bernstein (Nicole Kidman), la compagne de Wolfe, permet de complexifier l’archétype du mentor. On comprend que Bernstein a aidé Wolfe durant les années sombres de sa vie, lui donnant la confiance et les ressources nécessaires à sa ténacité. Plus que ça, elle a été une partenaire créative, critiquant avec positivité ses propositions littéraires. Ce retour professionnel prend du temps et de l’énergie, il n’est pas permis de l’exiger des proches « sous prétexte » qu’ils nous aiment. Or Wolfe lâche sans ménagement Bernstein dès sa rencontre avec Perkins.


Puisqu’il a trouvé un autre « mentor » (l’éditeur Perkins) il n’éprouve plus la nécessité d’aimer son ancien professeur. Cette tragique relation jette une lumière crue sur un aspect très peu médiatisé de la création. Que serait un artiste sans le soutien de ses amis ou de sa famille ? GENIUS montre par petites touches comment Thomas Wolfe est le produit de ses relations sociales comme de sa volonté individuelle. GENIUS propose donc une leçon simple mais fondamentale à tout aspirant scénariste ou écrivain : la qualité de son travail est à l’aune de ses relations. On est jamais aussi doué que lorsqu’on s’entoure de personnes compétentes, des gens qu’on aime et qu’on respecte.


Il est rafraîchissant de voir à notre époque individualiste le génie non pas comme une qualité innée, mais comme l’énergie qui émane de la relation entre des personnes inspirées. Cette énergie on peut la sentir circuler entre Wolfe et Perkins, dans la contemplation d’une vue de New York ou dans un chapeau posé sur le bureau. En réussissant à nous transmettre par petites touches cette énergie, GENIUS parle également à un niveau plus profond que l’analyse intellectuelle que nous en avons faite. Souhaitons donc que l’esprit de ce film inspire tous ceux qui souhaitent canaliser cette énergie. Scénaristes, artistes, romanciers, danseurs, musiciens… n’oubliez pas tous ceux qui font votre génie. Vos amis et vos proches sont aussi vos mentors.


Par Thomas, pour Le Blog du Cinéma

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le 30 juil. 2016

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