Spoil tout le long :
Ah Gertrud … Il faut avoir aimé pour pénétrer complètement le film et surtout son personnage, me concernant tout du moins. Quand je l’avais vu, il y a quelques années, je n’avais jamais aimé (l’amour-passion j’entends, celui de Tristan et Iseult, de la Princesse de Clèves et du duc de Nemours, celui que prône Stendhal). Aujourd’hui les années ont passé et j’ai aimé. Et cette fois-ci, j’aime Gertrud là où je m’étais ennuyé plus jeune.
Dreyer « absolutise » son personnage ; lasse, Gertrud ne veut vivre que pour l’amour, et toute sa vie ne sera dictée que par cette vision absolutisée de l'amour. . Comme elle le dit si cruellement et si poétiquement à la fin, quand elle lit son seul poème, certes j’ai échoué, mais j’ai aimé, certes j’ai souffert mais j’ai aimé... A quoi bon vivre sans amour ? C’est ça Gertrud . Elle ne peut pas entretenir une simple amitié maritale comme on dit, Gertrud doit aimer, non pas pour être heureuse, car elle ne l’est jamais vraiment, mais simplement pour vivre. On le voit bien ; aux côtés de son mari, Gertrud ne vit pas, elle devient fantôme, elle ne ressent plus rien. C’est moins le cas avec Gabriel Lidman, mais c’est trop tard. Leur amour passionnel n’a pas fonctionné, car à un moment, Lidman n’a pas aimé, et cela n’a pas pu convenir à Gertrud. Car si Gertrud veut l'amour, elle veut aussi son éternité.
Mais Gertrud ne se rend pas compte, du moins au début, qu’on ne peut pas vivre comme cela. Toutes ses relations amoureuses n’auront été que des échecs, que ce soit avec son mari, avec Gabriel, ou avec ce musicien qui ne cherchait qu’à s’amuser et non à aimer. Il est difficile de toujours aimer. C’est sûrement impossible. Et Gertrud le comprend petit à petit, et c’est certainement pour cela qu’elle part, qu’elle s’isole et qu'elle vit seule. Elle finira d’ailleurs par louer l’amitié, qui a un côté plus éternel, car l’amitié n’est pas passionnelle. Mais ce n’est pas ce que Gertrud cherchait ; elle voulait l’amour éternel.
Ce qui est fort, c’est qu’à aucuns moments, Gertrud regrette ce qu’elle fait. Elle a agit selon ce qu’elle croyait, c’est-à-dire l’amour-passion, et elle continue d’y croire. La vie est encore plus dure pour elle ; mais elle vit pour quelque chose. Elle n’espère pas. Gertrud veut s’assumer. Les séquences avec Gabriel Lidman sont prodigieuses et parfois même cyniques. Lui, adoré du public par ses descriptions poétiques de l’amour, et bien lui aussi est condamné par Gertrud. Il a pourtant changé, c’est un personnage très fort, follement amoureux. Et c’est surtout un personnage qui regrette de ne pas avoir toujours aimé et qui se rend compte que Gertrud est son seul amour... Mais, pour Gertrud c’est trop tard.
Les plans de Dreyer, comme à son habitude, sont absolument magnifiques. Comme Bergman, Dreyer a un don pour cerner le visage, et surtout le regard de ses personnages. Bresson aussi a ce don, lui qui disait d’ailleurs que l’on observe beaucoup plus le regard d’une personne que ses yeux, et que c’est là la raison pour laquelle on ne se souvient pas de la couleur des yeux d’une personne (cf Notes sur le cinématographe ). Dreyer sublime les regards ; quand les personnages ne parlent pas, leur âme parle, l’âme stendhalienne de Gertrud parle, et ce, grâce à ses regards. Dreyer est aussi doté d’une grande inventivité, d’une grande créativité visuelle, filmique, formelle. Il ose, il multiplie les plans-séquences, il multiplie les mouvements de caméra, et soudain, il stoppe ses mouvements. Soudain, le film devient théâtre. Et tout d’un coup, Dreyer innove encore et nous propose des jeux de regards magnifiques, une caméra qui ose, certains personnages sortent parfois du cadre, Gertrud en devient invisible... car elle ne vit plus. Mais quand elle vit, aux côtés du musicien, on ne voit qu'elle, par les jeux de luminosité exceptionnels de la part de Dreyer. Elle rayonne. Ces jeux de luminosité, qui permettent à Gertrud d'être totalement effacé d'un côté, et d'être totalement rayonnante, séduisante et même sensuelle de l'autre (cf ce fameux plan où on ne voit que son ombre, lorsqu'elle se déshabille et qu'elle s'apprête à consommer son amour avec le musicien... C'est si beau, si fin, et si vivant) correspondent tellement à l’atmosphère de Gertrud , une atmosphère pourtant austère, qui contraste peut-être avec le sujet de l’amour-passion. Et pourtant, non je ne trouve pas ; à l’instar d’un Pialat ou d’un Bresson, Dreyer ne cesse de capturer des moments de vérité profonde par l’austérité apparente de son cinéma.
Peut-être le Dreyer le plus beau. Si Ordet nous demande d’avoir le courage de croire, Gertrud nous demande de vivre pour l’amour. Et de vivre pour la croyance en l'amour, ce qui fait que Gertrud télescope également certains thèmes abordés dans Ordet . C'est pour cela que je pense qu'il s'agit du plus grand chef d'oeuvre de Dreyer.
« La beauté sauvera le monde » disait Dostoïevski. C’est l’amour pour Gertrud. Elle a raté sa vie ; mais elle a aimé.