OU "Le Futur selon Silvio Berlusconi"!

Car aussi surprenant que cela puisse paraître, il s'agit vraiment là d'un film de science-fiction!
Une dystopie loufoque lorgnant plus du côté de Brazil que de 1984.

Un monde crée de toutes pièces qui ne se dévoile que progressivement, où notre pauvre petite Ginger (Formidable Giulietta Masina et sa bouille lunaire) débarquant du train, découvre brièvement la "belle" ville de Rome (dont on ne voit rien si ce n'est d'immenses piles de détritus, et des posters publicitaires géants représentants des bouts de barbaque, de femmes tout en chair, et des rondelles de saucissons).

On accommode l'univers Fellinien à la vulgarité Berlusconienne, comme une séance de Bunga-Bunga géante et démentielle.

La police armée, qui fait écho aux fascistes d'Amarcord, semble provenir tout droit de la Palombie du "Dictateur et le Champignon".

La télévision est omniprésente, dans tous les recoins du décor, avec des faux clips publicitaires farfelus, tantôt dégueulasses, tantôt hilarants (je n'ai jamais vu aussi réussi dans ce genre très casse-gueule d'ailleurs, si ce n'est chez Verhoeven qui a dû largement s'en inspirer pour Robocop et Starship Troopers), des feuilletons tous plus débiles et hilarants les uns que les autres.

Un monde grisâtre, miteux, parsemés de néons flashy qui arrachent à l'obscurité quelques échappées de couleurs fluos, des paillettes, des monstres, des freaks, des travelos, des bodybuilders qui font danser leurs muscles, un amiral, des sosies absurdes (dont un gars absolument irrésistible, supposé sosie de Clark Gable, doublé en VF par un mec qui imite Enrico Macias, Génial!) (pensez aux émissions débiles type "Sosie or not sosie" sur Tf1), des danseurs de claquettes (nos deux héros), et plein d'autres, embarqués comme du bétail dans des camionnettes étranges, trimbalés d'hôtels en hôtels, de studio en studio, pour satisfaire les besoins de la production autiste et tarée d'une émission débile et sans concept, où ils vont tous s'entreservir une soupe imbuvable dans des numéros pathétiques adressés à un public désincarné et zombiesque de moutons panurgiques! (Pensez aux émissions type "Un incroyable talent")
(ouf.)

Un immense couloir réservé à ces artistes chair à canon, qui sont prêts à être broyés par ce programme télé monstrueux, avec sur les murs des signaux clignotants "SILENCE" qui s'activent à chaque fois que l'émission est "on air", et qui ordonnent au cortège d'interrompre sa marche (ça ressemble furieusement aux dédales bureaucratiques de Brazil).

Cet aspect souterrain sûrement renforcé par le fait de tourner dans les studios de Cinecitta (et qui quelque part rappellent beaucoup son Satyricon), ces loges, ces couloirs, ce réfectoire gigantesque où s'amassent des centaines de figurants maquillés/fagotés n'importe comment. C'est cette impression vivace que Fellini ressort de tous les vides-greniers du monde, tous les gadgets possibles et inimaginables pour les foutre sur tous ses comédiens qui s'en donnent à coeur joie pour les mettre en valeur comme ils peuvent.

Il y a également je trouve, un côté Robert Altman, dans ce foisonnement. Plus le film progresse, plus il y a de personnages à l'écran (avec cette faculté absolument unique qu'a Fellini de gérer les foules), des dialogues qui jaillissent de tous les coins, et qui peuvent évidemment épuiser (d'ailleurs s'il y a un reproche à faire un film c'est qu'il est peut-être un peu trop long).

Les numéros de passage donnés aux artistes en coulisses, la tension grandissante, et la poésie qui sans prévenir s'installe dans le grotesque le plus total.

Un plateau de télé absolument énorme, littéralement un cirque, qui clignote dans tous les sens,et qui s'autoreflète dans des miroirs infinis, et c'est ultra impressionnant. Un présentateur tout en lumières, avec veste à paillettes, et allure de gros connard, interprété par Franco Fabrizi! Quelle idée formidable de l'avoir choisi, lui qui déjà était présent dans les premiers films de Fellini, "Les Vitelloni", ou encore dans "Il Bidone" et qui sans cesse jouait des rôles de bellâtres embobineurs, et qui ici est absolument parfait en présentateur enjoué mais détestable.

Le courant se coupe, les lumières sautent, Ginger et Fred deviennent seuls au monde sur le plateau, ils se taquinent, ils paniquent, ils s'amusent comme de vieux enfants qui ont définitivement perdu leur place, on repense au final de Casanova errant dans une nuit sans fin sur une mer de glace, et c'est absolument superbe.

Tout ça ressemble furieusement à un dessin animé, à un cartoon délirant. Je trouve que le meilleur des Simpsons, voire de Futurama, si on devait en faire un film réel, ça devrait ressembler à quelque chose comme ça.
C'est-à dire que c'est totalement satirique, ça dénonce par la caricature et l'absurde les travers d'une société, sans jamais oublier l'essentiel : être hilarant, frais, divertissant, et surtout tendre et poétique. (Oubliez dans le genre la merde récente "God Bless America" qui a décidément 30 ans de retard).

Marcello Mastroianni notamment, (absolument génial ce coup-ci) a jauni de partout (il a même un côté Moe), avec son crâne dégarni, ses cheveux grisonnants sur les tempes, et son gâtisme hilare. Un personnage magnifique qui balance des répliques tarantiniennes (le dialogue sur l'origine des claquettes chez les esclaves noirs est absolument génial), et des aphorismes sexuels risibles dont on dit qu'ils auraient "le style d'Appolinaire".

Il forme avec Giulietta Masina, le duo mythique de clowns si cher à Fellini : Le Clown blanc sage et sérieux (Masina), et l'Auguste déconneur qui passe son temps à faire des conneries (Mastroianni).

Le génie est aussi dans le détail, la folie de Fellini se glisse dans chaque recoin des plans, et c'est un régal sans fin, car les effets ne sont jamais surlignés, ils participent simplement à la création et à la vie d'un univers.
Par exemple, il y a des télévisions partout qui parasitent les conversations, on peut parfois y voir des matchs de foot absolument sidérants !

On ne voit plus des joueurs qui jouent au ballon sur un terrain, mais des paires de jambes qui se croisent sur du gazon et tapent indéfiniment dans un ballon. Et ce qui est formidable c'est qu'on pourrait très bien ne même pas le remarquer et l'admettre comme quelque chose de parfaitement normal dans cet univers complètement déglingué!

C'est la finesse de Fellini, qui peint avec des coups de pinceau ici et là son monde, comme le caricaturiste de grand talent qu'il est (il était dessinateur de caricatures à ses tout débuts). Même si bien sûr, parfois on pourra trouver le tout un peu lourd, excessif (mais si ça ne l'est pas, ça n'a plus de raison d'être!).

Et toujours cette tendresse, puis cette mélancolie qui viennent se greffer sans prévenir dans cet'univers décadent.

C'est la thématique absurde et récurrente dans le cinéma de Fellini : Des personnages qui se débattent dans un système, dans un monde, qui essayent de s'en échapper, mais qui échouent constamment (le seul qui s'en sorte c'est l'un des héros des Vitelloni, et qui arrive à quitter la cité balnéaire de Rimini en prenant le train).
Ici Marcello qui feint de jouer les rebelles lorsqu'il investira le plateau, mais qui finalement se conforme à faire un numéro de danseur assez pathétique. Mais Fellini n'a jamais un regard méprisant, hautain, ou prétentieux sur ses personnages (contrairement à Sorrentino par exemple). Même les pires quelque part il les aime, il les met en valeur.
C'est constamment drôle, et c'est ça qui est génial!

Esthétiquement, on est vraiment pour moi dans le top du top des années 80, avec Brazil (dont il partage l'esthétique foutraque et bordélique, ainsi qu'énormément de thématiques), After Hours (dans la première partie du film, où Masina se balade dans la nuit et rencontre des personnages de plus en plus bizarres et inquiétants), Robocop, Total Recall.

Le style des 80's irrite autant qu'il peut séduire, c'est un peu tout ou rien, moi quand c'est réussi je trouve ça absolument formidable, et quand c'est foiré, c'est franchement ringard (vu récemment les horribles : Ladyhawke, Labyrinthe, la couleur de l'argent...).

Cet alliage improbable de couleurs criardes et sursaturées, de mauvais goût assumé, de grandiloquence, de coiffures massives, qui ici fonctionne du tonnerre.

Bref pour conclure ce pavé abusif, je dirai que c'est un magnifique film, une oeuvre testamentaire absolument formidable, qu'il ne faudrait pas réduire à une simple dénonciation de la télévision. C'est beaucoup plus que cela, c'est une somme de tout ce que Fellini a fait de plus beau et de plus passionnant dans sa carrière, c'est un film sur une complicité amicale et amoureuse qui reflète sa propre vie avec sa femme Giulietta Masina, avec laquelle il commence à faire ses adieux.

Et où vraiment pour la première fois je ressens même une vraie identité intellectuelle et surtout physique, hyper troublante entre Mastroianni et Fellini.
Il suffit de voir cette vidéo, où Fellini reçoit son oscar d'honneur peu de temps avant sa mort, et celle de sa femme Giulietta, c'est le même que le Mastroianni de Ginger et Fred!

Fellini dans un accent anglais aux R roulés, est drôle, roublard, et puis il demande à Masina dans le public d'arrêter de pleurer, et c'est juste émouvant :

http://www.youtube.com/watch?v=1Xs5kbd6gtE

En tout cas c'est ce que j'attends d'un grand film, et d'un grand réalisateur, c'est de voir une oeuvre riche, complexe, pas nécessairement limpide avec un imaginaire débordant et débridé, drôle, et qui me poursuit après l'avoir vu. Et les films de Fellini me poursuivent (même les moyens) et me restent en tête. Ils sont inspirés et inspirants, passionnés et passionnants. Et drôlement enjoués!

Bref ces deux oiseaux-là, Fellini et Masina, ils donnent sacrément envie d'aimer le cinéma.

Créée

le 21 sept. 2013

Critique lue 1.2K fois

22 j'aime

1 commentaire

KingRabbit

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

22
1

D'autres avis sur Ginger et Fred

Ginger et Fred
Docteur_Jivago
8

Les Feux de la Rampe

Les lumières s'éteignent, la scène s'assombrit , le trac s'évapore, c'est l'heure de rentrer pour se présenter aux public, ou plutôt de le refaire, bien des années après la gloire, pour Ginger et...

le 25 juil. 2017

19 j'aime

4

Ginger et Fred
Alligator
9

Critique de Ginger et Fred par Alligator

C'est un film que j'aime beaucoup. Et qui me laisse sur une drôle d'impression. En le voyant sur la fin, je me suis dit que je vais adorer Fellini plus que maintenant, plus que de mesure. Comme si...

le 19 janv. 2013

7 j'aime

1

Ginger et Fred
EricDebarnot
7

Giulietta et Marcello

Même si l'on peut trouver la charge de Fellini contre la télévision italienne trop énorme, la force et la vérité des beaux personnages, magnifiquement incarnés par Mastroianni et Masina impose peu à...

le 16 janv. 2017

3 j'aime

Du même critique

Les 8 Salopards
KingRabbit
8

Peckinpah Hardcore

Le film va diviser... Encore plus que d'habitude pour du Tarantino, mais sur le plan moral essentiellement, là où les précédents Tarantino décevaient également sur la forme, avec des films...

le 25 déc. 2015

259 j'aime

26

Batman & Robin
KingRabbit
9

Pourquoi j'aime (sincèrement) "Batman et Robin"

Je vois bien ce petit jeu qui consiste à se moquer plutôt méchamment et bassement de ce film en tournant en dérision tous ses côtés un peu débiles volontaires ou non. Mais j'aime vraiment bien Batman...

le 16 juin 2013

162 j'aime

25

Battle Royale
KingRabbit
7

Souvenirs de collège

Je me souviens, il y a une douzaine d'années, quand je n'étais qu'un collégien d'1m57, de la salle de perm, à la cour, jusqu'aux couloirs étroits menant au réfectoire, se murmuraient avec insistance...

le 8 sept. 2013

119 j'aime

5