"Beauty lies in the eyes of another's dreams"

Il y a un plan vers la fin de "Gone Girl" qui m'a fait l'effet d'une épiphanie.
On y voit dans le cadre la maison de Nick, avec au premier plan la parabole d'un des véhicules des journalistes. Le plan ne dure pas plus d'une seconde, et pourtant il représente à mon sens l'essence du film.


En ce qui concerne notre relation aux autres, nous sommes condamnés à juger sur les apparences. La maison en est l'exemple-type : tout le monde peut la voir et inférer la personnalité de son propriétaire à partir de celle-ci. Quant à deviner ce qu'il y a à l'intérieur, là c'est autre chose. Devant cette image d'une maison de banlieue tout à fait comme les autres se trouve donc une énorme parabole. Celle-ci est le symbole de la transmission, du fait que les moindres faits et gestes des protagonistes se transforme toujours en dérapages incontrôlés. Quelque soit leur comportement (prendre un selfie avec une femme, jouer au mini-golf) tout est toujours sous le regard d'un autre. Et leurs gestes sont donc interprétés, réinterprétés, diffusés puis utilisés contre eux. Le regard a une fonction coercitive. Pourtant, toujours dans le plan cité, la caméra n'est même pas visible. Le producteur de ce regard est donc impossible à situer concrètement. Il est partout et nulle part à la fois.


Plusieurs personnes m'ont parlé de ce film comme étant particulièrement bon sur le "versant psychologique". C'est une formulation intéressante, quoiqu'un peu nébuleuse. Pour ma part c'est un tout autre versant qui m'a impressionné. "Gone Girl" m'a semblé être un film tout entier dédié au regard, et les exemples sont légion : L'oeil omnipotent des médias. Les caméras dans le chalet de Desi. Toutes ces préoccupations pour ne pas se faire voir, ou au contraire donner à voir d'une certaine manière. Du début jusqu'à la fin, le film ne parle que de ça.
J'ai donc trouvé "Gone Girl" réussi dans sa mise en scène de l'angoisse. Le paradigme de l'angoisse c'est lorsqu'on ne sait plus vraiment à quel monde on a à faire, que toute l'illusion que nous en avons s'écroule sur elle-même. Et cela se produit bien souvent lorsque nous n'avons pas de place pour exister, que l'autre est trop présent.L'angoisse est cette vacillation de l'image de ce que nous sommes dans le regard des autres. D'un seul coup nous ne sommes plus sûrs de ce que l'on veut de nous .
Ainsi, très peu d'espace est accordé aux personnages principaux tout au long du film. Lorsqu'on fait sa demande en mariage, c'est devant un parterre de journalistes. Le regard des autres est tellement omniprésent que les personnages du film sont condamnés à devoir jouer leur rôle, à être un véritable objet pour les autres.


Ce regard va donc de pair avec ce questionnement permanent : qu'est-ce que les autres me veulent ? Qui suis-je, qui dois-je être sous leur regard ? Ainsi le film s'ouvre et se clôture sur la question clé : que pense ma femme ? Comment défricher ce désir qui s'impose comme une nébuleuse ? Nick utilise d'ailleurs dans cette scène un vocabulaire particulièrement sanglant pour décrire cet "arrachage" d'une réponse qui ne vient jamais.


Nous atterrissons donc sur le "versant psychologique" du film. Qu'est-ce que "Gone Girl" nous apprend sur le mariage et les relations humaines ? Qu'il s'agisse de l'insatisfaction et de la difficulté inhérente au mariage, en passant par l'inconsistance des autres et le règne des apparences, le film reste sur des territoires bien limités et ne sort jamais du cadre préconstruit, des lieux communs de la critique de la société américaine. Comme quoi l'on n'insiste jamais assez à propos des choses sur lesquelles tout le monde est d'accord.
Je trouve que les personnages n'ont aucune épaisseur. Ils me semblent plats parce qu'ils sont réduits à des détails-clés censés "favoriser l'adhésion du spectateur par leur coté évocateur". Une console de jeux, des restes de repas chinois sur une table, et hop Nick Dunne devient un chômeur apathique et paresseux. Ben Affleck est néanmoins parfait pour ce rôle, il m'a vraiment épaté par la médiocrité qu'il dégage.


Idem pour Amy. Il y aurait pu avoir un développement intéressant sur le personnage, sur l'influence d'"Amazing Amy" par exemple. Mais cela reste un simple détail. Le monologue de Amy sur la "cool girl" m'a aussi paru ridicule : une définition vague de l'aliénation où tout le monde y trouvera à boire et à manger, sans pour autant se sentir repu. La représentation des rapports humains s'enfonce dans les clichés et les développements superficiels. Tout n'est que fondé sur des apparences, mais on oublie que derrière les apparences, il n'y a encore que d'autres apparences. Amy qui veut arrêter "d'exister pour les autres" pour ensuite "exister pour elle-même" et ainsi se libérer ? Mais qu'est-ce que ça veut dire, "Devenir la personne qu'on aimerait être" ? Ce n'est qu'une nouvelle aliénation à une autre image...


Spoilers : Amy est-elle vraiment victorieuse à la fin du film ? Je laisse à chacun le soin de forger son avis, mais pour ma part, la fin énonce clairement que l'homme comme la femme seront toujours aliénés à ce regard et à ces apparences. Rien n'a bougé.


Je ne peux pas adhérer au côté "psychologique" du film pour toutes ces raisons. Même chose pour les "péripéties" du film, que j'ai trouvé plutôt convenues. Des retournements de situation savamment dosés, placés à des moments précis pour maintenir un rythme constant. A défaut de savoir exactement ce qui va se passer, on sait à quel moment cela va se passer. Les mêmes thèmes sont brassés inlassablement, quitte à tomber dans les incohérences tant la corde s'use (par exemple à partir du moment où Desi est sur le devant de la scène).


En réponse aux critiques sur le film, la scénariste Gillian Flynn précisa ses intentions : "The whole point is that these are two people pretending to be other people, better people, versions of the dream guy and dream girl, but each one couldn't keep it up, so they destroy each other". Une telle phrase ne nous apprend pas grand chose de nouveau. C'est plutôt lorsqu'elle évoque ailleurs la place de "tiers" qu'occupe les médias dans le couple Nick/Amy, qu'on a véritablement là une idée intéressante, qui n'est pourtant jamais énoncée explicitement. Un couple n'est jamais une relation duelle. Il y a toujours du tiers là-dessous. Et le regard n'est qu'une des modalités possibles de ce tiers.


Je suis donc partagé sur "Gone Girl". Le film a des qualités, qui ne m'ont pas convaincu outre mesure. Ce n'est pas l'ambiguïté des motivations du personnage principal ou le pseudo-portrait psychologique qui ont réussi à produire une anxiété, mais la dépiction très réussie de cette société du regard permanent, et ses conséquences concrète sur la vie des êtres humains. Comme l'évoque John le Carré dans son roman "Chandelles Noires" : "Il en est tant parmi nous qui se contentent d'attendre patiemment la mort de leur public".

Mellow-Yellow
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le 4 mai 2020

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