La carrière de David Fincher ne serait peut-être pas ce qu’elle est aujourd’hui si le réalisateur d’Alien 3 (1992) avait abandonné le milieu du cinéma, la Fox ayant massacré son travail à l’époque. Dirons-nous même que cela lui a permis de s’émanciper, lui permettant film après film de développer ses propres thèmes, qui si ils étaient en rapport avec leurs époques respectives, ont aujourd’hui évolués pour coller d’autant plus à notre réalité. Le cinéma de David Fincher est quelque peu névrosé, constamment obnubilé par la façon dont la société agit sur ses personnages principaux et la manière qu’ils auront d’en bouleverser les règles pour y survivre. De The Game (1997), en passant par Fight Club (1999), Zodiac (2007) ou The Social Network (2010), l’idée d’un homme qui agit en solitaire pour établir ses propres règles est constamment mise en avant, qu’il s’agisse d’un schizophrène, d’un tueur en série ou d’un étudiant en informatique. Même à travers un film de commande tel que Millenium : Les hommes qui n’aimaient pas les femmes (2011), Fincher arrive à instaurer cette idée d’un code (souvent informatique) qu’on bouleverse pour qu’il soit à notre image, qu’il nous apporte la stabilité que la société nous empêche d’acquérir. Avec sa dernière production en date, Gone Girl, le réalisateur continue d’enfoncer le clou, jusqu’à en faire une œuvre somme qui pourrait bien être sa plus grande jusqu’ici.
Désormais, contrairement à l’omniprésence de l’informatique dans The Social Network et Millenium…, Fincher semble vouloir exercer un retour aux sources des récits à grand suspense. A travers un récit de manipulation, son approche très hitchcockienne des événements tend à remettre en valeur ces personnages traînés dans la boue, souvent aux prises d’une machination qu’ils devront mettre à jour. Et en cela, Nick Dunne (Ben Affleck) ressemble à s’y méprendre à Roger Thornhill (Cary Grant), le héros de La Mort Aux Trousses (1959). Plus de cinquante ans séparent les deux personnages, pourtant on y retrouve ce même caractère pince sans rire, séduisant mais quelque peu antipathique, rusé et débrouillard. Les gangsters disparaissent pour laisser place à des présentateurs télé prêts à dévorer leur proie et le peuple agit en pure logique réactionnelle, prêt à sacrifier un homme sur l’autel de la décence. Seules les forces de l’ordre agissent dans leur habitude soupçonneuse, cherchant indice et preuves que l’homme qu’ils ont sous les yeux est bien le coupable. En somme, Gone Girl est une chasse à l’homme sans la moindre scène de poursuite, les codes modernes (du cinéma comme de la société) ayant évolués vers une nouvelle forme qui mérite réflexion.
Le sempiternel code que Fincher s’emploie à mettre en œuvre dans ce film est en parfaite cohésion avec celui qu’il développait dans ses deux derniers, ayant évolué vers une forme ingrate et désastreuse. The Social Network avait cette qualité de dépeindre un personnage à travers sa fuite du réel, de montrer à quel point son obsession de modifier les règles à sa mesure l’a amené à créer un nouveau monde sur lequel il n’a plus aucun contrôle. Sans jamais prononcer le nom de Facebook, les personnages de Gone Girl sont pourtant obsédés par ses systèmes qu’ils utilisent soit de manière inconsidérée, soit délibérée dans le but d’obtenir le contrôle ou d’y trouver une personnalité nouvelle. Obnubilés par leur image, les personnages écrits par Gillian Flynn (auteure du roman adapté) sont alors représentatifs d’une Amérique moderne perdue dans son image privée et celle qu’elle reflète aux autres. Une porosité entre vie privée et publique tellement ‘’normale’’ aujourd’hui qu’elle ne choque personne, mais qui sera décriée par l’extrême violence des actes que le scénario nous présente de but en blanc. Tout y est froid, tellement clinique que l’époque décrite dans le film, derrière ses atours de perfection, ne semble être propice qu’aux actes inhumains.
En somme, c’est bien ici qu’on trouve au film de Fincher sa plus grande force, dans ce mélange divertissant et profondément cynique lui permettant de rester fidèle à ses idéaux tout en instaurant un malaise profond au public qui verra ici un reflet monstrueux de ce qu’il est. Dans la capacité d’insérer dans l’intime une grande dimension sociétale, les névroses de tout un monde évoluant en ligne droite sans regarder autour de lui. Au départ isolé du groupe, le personnage Fincher-ien devient multiple, ayant atteint son but premier : re-codifier le monde à sa mesure, quoiqu’il en coûte. Un narcissisme poussé à son paroxysme, donnant le héros à se voir partout où il regarde : « Ce qui m’a intéressé, c’est l’idée du narcissisme comme un moyen de sceller deux personnages ensemble. La notion du comment on projette le meilleur de nous-même sur l’autre, pas seulement pour séduire la personne idéale, mais aussi pour qu’elle corresponde parfaitement à notre reflet narcissique. » (1)
(1) Traduit de l’anglais. In «10 things we learned about David Fincher and ‘Gone Girl’ at Film Independent Festival», Indiewire, 10 oct. 2014. (http://tinyurl.com/njmujbt)
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