On songera, immédiatement, à After hours – et ce n'est sans doute pas un hasard si le nom de Martin Scorsese apparaît dans le générique de fin, comme un hommage.


(La référence est d'évidence – mais l'écart entre les deux films reste d'importance, délirant à travers un surréalisme très personnel chez Scorsese, tout aussi délirant, mais d'un surréalisme à présent paradoxal, un surréalisme né de l'hyperréalisme, sous acide.)


Il y a aussi un souci (certes très relatif) de cohérence, avec la volonté de rendre un objet achevé dans l'écho entre prologue et épilogue, tous deux d'ailleurs presque autonomes par rapport au cœur du film. Ces deux séquences, centrées sur le frère du personnage principal (les seules scènes en réalité où celui-ci est absent), avec la présence d'un psychanalyste assez exaspérant, l'ouverture sur un questionnaire typiquement psy, la chute sur un jeu façon Jacques a dit version thérapeutique (la scène, accompagnant le générique de fin, mériterait sans doute d'être revue, pour y voir clairement les choix déchirants et à rebours du groupe opérés par le personnage), ces deux séquences, donc, confirment bien que tout le film reposait sur l'amour absolu du petit voyou (Robert Pattinson) pour son frère handicapé mental (Ben Safdie).


Avec un gros point d'interrogation – le changement de centre, presque de film, à l'instant où ce frère sort quasiment du film, comme si l'élément essentiel du récit, sa force, était délibérément oublié pour sacrifier à autre chose, d'autres péripéties, d'autres actions, toujours sous le signe du délire et de l'adrénaline … Cette interrogation (qui chez certains pourra tourner à la déception) ne rompt pas forcément la cohérence de l'ensemble. En effet c'est l'absence, et la quête vaine, désordonnée, incohérente, absurde pour la combler qui va provoquer l'enchaînement insensé des événements qui vont suivre. L'agitation incontrôlée, qui va d'ailleurs déclencher la perte de tous ceux qui croiseront la route du personnage, pour tenter de retrouver le frère et de renouer le lien.


(Et ce n'est sans doute pas un hasard si cette histoire d'amour entre deux frères est tourné par deux frères, dont l'un, mais un seul, est aussi acteur dans le film. O brothers …)


Surréaliste donc, mais pas tout à fait sans logique, avec une manière d'engrenage, un enchaînement imparable de causes et de conséquences, une logique toujours orientée en fait dans le mauvais sens, dans un parcours fait de courses incessantes, à pieds, en taxi, en bus, de la banque à la prison, de l'hôpital au parc d'attractions, avec la succession de compagnons improbables, tous entraînés vers la catastrophe, une compagne névrosée, un prêteur sur gages approximatif, une adolescente rivée à son portable, un voyou sorti de taule et fraîchement défiguré (que les circonstances amèneront, pour le pire, à jouer le frère de remplacement), un vigile trop consciencieux …


Hyperréaliste aussi, grâce à la vision de la ville, New York comme souvent, mais sous un aspect peu connu, le Queens, le quartier des exclus de la société, des marginaux et des voyous, de la drogue, de la violence constante, des bagarres sur le bitume …


La mise en scène des frères Safdie parvient à rendre avec évidence ce double aspect si contradictoire, si paradoxal - la caméra portée du documentaire, avec, presque toujours des personnages saisis en très gros plan, et une réception donc très inconfortable pour le spectateur ; l'extraordinaire BO électro composée par Oneohtrix Point Never, hypnotique, inquiétante, anxiogène et pouvant même, étrangement, évoquer des thèmes musicaux passés ; avec un montage épileptique ; avec des scènes, des fragments de scène plutôt qui pourraient être saisis en caméra subjective mais avec des sujets changeant constamment ; un jeu sur les couleurs, sur les halos lumineux des néons, sur les images fugitives et monochromes, en rouge le plus souvent, des anamorphoses de couleurs ; des quartiers déshérités mais aussi, de façon presque subliminale, des images d'une beauté sidérante, les éclats lumineux de la ville dans la nuit, l'illumination du Luna Park, des plongées vertigineuses donnant l'illusion que ce sont les habitants des immeubles qui assistent en contrebas à un spectacle dans un décor d'opéra ; c'est particulièrement frappant pour l'ultime poursuite, à l'intérieur d'une sorte de labyrinthe, mais désespérément sans issue.


Toutes ces options de réalisation parviennent ainsi à concilier ces glissement entre les extrêmes, du délire le plus incontrôlable au réalisme le plus cru, du réalisme le plus cru au délire le plus absolu … avec une seule constante, l'échec, toujours, au bout de l'agitation. On ne peut pas sortir du labyrinthe.


Une des clés essentielles de ce fiasco absolu, tient peut-être dans l'impossibilité de communiquer, annoncée dès la toute première scène, quand le psychiatre demande au frère handicapé de Connie / Pattinson de dire comment il comprend des expressions toutes faites « - Comment comprenez-vous « Il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué ? » - … chasser l'ours ... » La réponse est-elle d'ailleurs si absurde ? Les personnages parleront beaucoup, toujours, mais sans jamais se comprendre, ni dans les cellules familiales déliquescentes, ni entre compagnons de passage ; on s'en tiendra aux cris, aux menaces, aux coups, aux fuites ...


La seule entreprise qui aura (presque) réussi reste la toute première – le braquage, certes exotique (les masques, les armes, la double demande absurde) de la banque. C'est aussi la dernière action partagée entre les deux frères, avant que les événements et les catastrophes ne s'enchaînent sous le signe de la séparation.


Brother … ?

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le 17 sept. 2017

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