Quand on apprend qu'un film français traite d'un sujet de société brûlant, on se dit cocorico, y'a pas que les américains pour prendre ce genre de risque ! Quand on apprend que ça parle de pédophilie dans l'Eglise, on craint les violons lacrymaux faciles. Mais quand on apprend que c'est François Ozon en charge du traitement, on y court.
GRÂCE À DIEU est une réussite en soi. Une narration entièrement au service de son sujet, avec une construction pas si commune qui s'y prête totalement et une mise en scène qu'on oublie tant elle se fond dans son récit. Mais ce film est aussi une réussite pour son réalisateur, qui passe ici un nouveau cap dont peu de grands noms peuvent se vanter : après l'insouciance, la désinvolture, l'essai, la maturité et la maîtrise (sans pour autant que l'on aime tous ses choix), François Ozon est ici passé à l'aisance.
Le récit est poussé par et pour son sujet uniquement. Pas de scène descriptive d'un environnement, de petit moment de pause mignonne ou de bouffée d'air visuel. S'il y en a, c'est encore et toujours au service du sujet. La construction, au premier abord basique, s'avère par la suite une prise de risque certaine. Un personnage prend quelque temps avant de devenir attachant pour à ce moment-là passer le relais à un autre, à qui il faudra s'attacher plus vite pour ne pas être frustré de la rupture avec le précédent. Ce type de rupture est très dangereux, et Ozon sait mener la cadence aussi bien que le faciès de ses acteurs et l'intensité d'une « séquence d'exposition » pour que ces ruptures soient totalement logiques dans le déroulement du récit et tout simplement prenantes. L'histoire de l'association « La parole libérée » fera le reste en faisant de ces rencontres un sujet central. Des rencontres qui font que chaque individu, d'abord présenté seul, devient une partie d'un groupe. Ou comment le traumatisme, enfoui et intime et donc source de solitude, devient prétexte d'échange et cause partagée. Tout cela avec une fluidité, une facilité déconcertantes.
C'est à travers cette thématique évolutive du traumatisme générateur de solitude, progressant peu-à-peu vers le collectif, que François Ozon trouve une cour de récréation idéale à sa liberté de ton. Le récit épistolaire passe alors au militantisme très moderne à base de blogs, de presse, de smart-phones pour repasser ensuite vers l'intimisme « social », selon le degré de traumatisme des personnages, leur niveau de vie, et leur rapport au catholicisme. Des moments de comédie pure viennent joncher ce cumulus et on se surprend à approuver entièrement la légèreté d'une scène en dépit de la gravité du sujet, de la ruine de certaines vies présentes à cause d'attouchements sexuels. Et donc on rit de bon cœur.
Le film relate des faits réels, il est très documenté, mais malgré une actualité polémique (qui ne fait que du bien au film), le but n'est pas "que" une dénonciation de l'omerta de l'Eglise ou autre militantisme du genre. Ozon trouve plutôt ici de quoi satisfaire ses envies récurrentes de grincement sarcastique au sujet des relations familiales et du non-dit, notamment dans la bourgeoisie ou la bien-pensance catholique. Ici, les gens les plus critiquables ne sont pas ceux que l'on aurait cru, et les moqueries piquent là où on ne s'y attendait pas. Mais surtout, le grincement est diffus, comme une note de violon indiscernable mais dissonante qui tirerait tout le film d'une séquence à une autre.
Ce grincement, il démarre doucement, quand le sujet de la pédophilie se mélange à celui de la foi, que de nombreuses lettres d'accusation formelles, polies et redondantes pourraient nous ennuyer, et qu'on se demande si on ne serait pas invité à rire de la propreté patiente de cette dénonciation. Plus tard, le mélange foi chrétienne et pédophilie verse dans des corrélations grossières qui servent pour d'autres d'argument à un anticléricalisme à gros sabots, duquel il semblerait qu'on peut se moquer. Il est de l'ordre social, le grincement, quand le degré de traumatisme se mesure à la classe sociale de la victime. Il est de l'ordre sentimental quand on s'aperçoit de manière tragique que « qui se ressemble s'assemble ». Il est de l'ordre « professionnel », le grincement, quand l'association de victime tombe dans les travers de toute association et offre des disputes de réunion désopilantes. Il est pessimiste le grincement, quand on se dit que la belle rencontre entre athées et croyants, entre bourgeois et prolos n'est rendue possible que par le partage de l'horreur d'enfances brisées. Le grincement serine quand, une fois le secret qui plane sur l'individu et sa famille enfin brisé, une fois autorisé à aller un peu mieux, les dissensions du groupe refont bien trop vite surface. Ça c'est du bon Ozon.
François Ozon est un réalisateur dont je n'aime pas tous les films (FRANTZ, chiant et sans intérêt, UNE NOUVELLE AMIE, pas compris le but ; en revanche POTICHE est jubilatoire, perfection de sarcasme, JEUNE ET JOLIE, parfaite réflexion hors des oppositions habituelles sur la prostitution...). Dans GRÂCE À DIEU, il y a tout le génie d'Ozon : un sujet qui fâche, l'audace de le traiter avec légèreté sans pour autant virer dans l'irrespect, le sarcasme planant autant sur les naïfs que sur les cyniques, et ce grincement sur les relations humaines où un égoïsme latent vient irrémédiablement perturber toute dynamique de groupe, que ce soit sur le long terme (la famille) ou le court terme (ici l'association).
Une mise en scène sobre au service d'un sujet polémique et complexe et d'un discours atonal sur les relations humaines.