Justesse



    Pourquoi s'essayer à l'écriture d'une critique réglée sur la simple appréciation du concept de justesse au sein de *Grâce à Dieu* ? 
C'est que le film qu'entreprend Ozon est complexe -époque oblige- et qu'il se doit de zigzaguer avec habileté au sein d'un champ de mines truffé d'écueils et de raccourcis on ne peut plus confortables pour la pensée. C'est aussi parce que nos sociétés occidentales amatrices de pratiques cathartiques douteuses (le visionnage intensif du *Contagion* de Soderbergh en pleine épidémie de Covid-19, en plus d'être hilarant, confirme cette tendance) ont rapidement fait du terme "pédophilie" un gros mot, un tabou dont l'armure, forgée dans un alliage socio-historique lourd et robuste, tend à rendre l'exercice de sa dissection non seulement difficile, mais surtout à transformer Ozon en équilibriste marchant sur une ficelle en lin au sommet de la Basilique Notre-Dame de Fourvière.

En outre, il s'agit bien de faire cas pour Ozon du problème de la pédophilie au sein de l'Eglise, problème occulté par beaucoup, sur-évalué par d'autres, mais bel et bien là. La gymnastique est alors celle-ci : que revêt le terme "pédophilie" ? Et en fonction, que doit être condamné au nom de la morale ?


Tous ces questionnements, François Ozon, qui a plus d'un tour dans son sac, les connait en s'attaquant à ce sujet (qui plus est, brûlant d'actualité, puisqu'il s'agit bien du cas Preynat-Barbarin qui secoue actuellement l'Eglise lyonnaise).
Pourquoi s'attaquer à une fiction et non à un documentaire lui a-t-on lancé ? Pour être protégé par la grande loi de la mimesis certes, surtout pour laisser en paix les victimes fatiguées ; première habileté. La deuxième ? Ecrire l'histoire fictionnalisée d'une affaire bien réelle : utiliser les noms de Barbarin et Preynat dans une fiction, c'est maintenir la charge politique, par l'art, sur le terrain de la réalité en la "prolongeant dans un surréalisme particulier" disait Deleuze. Autrement dit, c'est établir un lien très direct entre le film et l'expérience du spectateur en s'appuyant autant sur la puissance mimétique d'Aristote que sur la force de percussion d'une réalité extra-poétique.
Mise en scène fictionnelle, mise en scène documentaire, mélange, illusions, confusions... Vaste question : ceci n'étant pas un essai, ne nous y aventurons pas et accordons nous donc sur l'idée de "naturalisme". Il n'empêche que dans son dispositif, qui n'est certes pas nouveau, voire à la mode (pensons au tout récent 120 battements par minutes de Robin Campillo) l'oeuvre, qui se détourne de l'esthétique documentaire, est claire dans ses motivations naturalistes. Ici réside peut-être la proposition forte du film.


Deuxième subtilité : celle d'une écriture rodée et réfléchie, éloignant les écueils tentants. Ozon s'avère être bon chirurgien : trois personnages centraux, trois victimes aux situations sociales différentes, des entourages tantôt encourageants, tantôt agacés par la victimisation (à tort, ou pas, libre à chacun de le penser) et fatigués par le combat associatif. Enfin, un geste esthétique fort : Denis Ménochet, exceptionnel d'effroi dans son rôle de prédateur violent et terrible dans l'excellent Jusqu'à la Garde de Xavier Legrand revêt ici le costume, malgré son physique imposant, de victime, sensible à la souffrance et investi dans la mission platonicienne qu'il se donne et qu'il nomme lui-même "Le Bien". Le film, jusqu'aux profondeurs de son écriture méta-textuelle, a bien le mérite de tenter de faire la part-belle à la complexité de ce type d'affaire, qualité qu'on ne saurait lui enlever.
Troisième subtilité : toujours au sein du geste d'écriture : Ozon prend soin de construire une réflexion (certes très brève) nuancée et plus profonde autour du concept-même de la pédophilie : ironiquement, c'est Barbarin lui-même qui préfère le terme de "pédo-sexualité" (puisque étymologiquement, la pédophilie, c'est l'amitié pour les enfants) ce qui dans les faits, le décrédibilise, révélant sa pensée euphémisante tout à fait condamnable. Il n'empêche que cette petite assertion soulève habilement le problème du tabou. Le malentendu, si ce n'est le doute, est alors également présent dans la construction du personnage de Preynat : pédophilie doublée de pédo-sexualité pathologique ? Tue par l'institution ecclésiastique donc non réprimée ? La condamnation morale du prêtre est complexe et la charge du film se situe plutôt sur la deuxième question, tout en soulignant sobrement le problème que soulève la première, habile.
Pour clore le sujet, condamnons la pédérastie et la pédo-criminalité, et surtout le silence qu'il en découle de l'institution (ce que fait le film), et laissons la question plus complexe de la pédophilie entre les mains des anthropologues, sociologues, psychologues et autres spécialistes (des psychanalystes ?).


Sortons de l'écriture. Beaucoup ont dit de ce film (comme pour Fatima de Faucon) que le cinéma n'y avait pas sa place. Oui et non.
Si la mise en scène épistolaire du premier tiers du film est anti-visuelle et parfois agaçante (malgré le fait qu'elle révèle un échange de lettre souvent présent au cinéma : il va s'en dire que pour mettre en scène un échange de lettre, bon eh bien il faut lire les lettres...), la mise en scène générale du film, sobre, anti-esthétisante est, il me semble comme pour Fatima, de mise, et relève d'une grande justesse. Comment ne pas associer à la précision intellectuelle à l'oeuvre une forme de sobriété permettant d'éviter toute intrusion superflue et malvenue de "virtuosité" ? La grande discrétion scénographique du film est en fait bien artistique, puisqu'elle vise à priver de qualités esthétiques un phénomène qui, dans son caractère essentiel, n'en a pas.
Ainsi l'artiste s'avère être cohérent avec la nature de son projet artistique, et fait preuve de grande finesse morale. En effet, la qualité esthétique d'un film n'étant pas nécessairement indexée sur son caractère ostentatoire (n'en déplaise à une partie de la caste des "virtuoses"), régler une mise en scène sur son caractère naturaliste, c'est d'abord s'inscrire dans la lignée d'une longue histoire de l'art et du cinéma qui a pensé la position morale de l'artiste, et l'éthique du dispositif artistique, c'est-à-dire le "bien-agir" de l'oeuvre (du naturalisme littéraire, en passant par le néoréalisme italien et par l'histoire du documentaire d'après-guerre, jusqu'au cinéma direct...), ce qui n'est finalement pas si anti-cinématographique qu'il n'y parait.
En somme, la mise en scène d'Ozon cherche et trouve une position esthétique juste, en phase avec les problèmes moraux abordés.

remchaz
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le 4 mars 2020

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