Soyons honnête, et reconnaissons qu’on est à peu près aussi vorace avec le cinéma d’horreur hexagonal que le sont les personnages de ce film avec la chair humaine : on y va souvent avec l’envie d’en découdre, et de confirmer que la production nationale ne peut rivaliser avec son aînée anglo-saxonne.


Il y a en effet à redire sur certaines de ses maladresses : un jeu inégal de ses comédiens, une gradation dramatique qui manque d’équilibre et flirte, apparemment involontairement, avec le grotesque durant certaines séquences. Mais c’est là le lot commun de ce genre, qui peine souvent à se situer sur le fil ténu de ses multiples registres.


Grave a plus d’un atout pour se dépêtrer de ces difficultés, au premier rang desquels on saluera la capacité à donner chair à un univers : le personnage principal suit une triple initiation, étudiante, sexuelle et cannibale, et l’écriture, dense et précise, permet de tresser habilement ces différents enjeux. Julia Ducournau se révèle particulièrement talentueuse dans les scènes collectives : la première scène de bizutage, graphique et anxiogène, les soirées frénétiques, la violence des échanges et la permissivité encadrée d’une jeunesse en plein essor génèrent une émancipation ambivalente. On ose, mais l’on subit dans le même mouvement : les corps se mêlent, l’alcool désinhibe, mais l’on ne fait que répondre à des injonctions : celles des ainés qui dévêtissent et souillent (de sang, de peinture, faisant des bizuts des mannequins désincarnés), des pulsions, vitales puis mortifères.


Justine, en quelques semaines, va physiquement sortir d’une chrysalide : en évacuant, dans une mue douloureuse, la peau de son enfance, en sexuant son corps, et en affinant son rapport à la chair. Les parallèles constants que la cinéaste fait entre les différentes acceptions du corps (la chair comme objet d’un désir, la viande comme objet de convoitise) ne sont certes pas originaux. Mais le traitement presque naturaliste qu’elle propose est le gage d’une véritable efficacité. En plaçant son intrigue dans une école de vétérinaires, Julia Ducournau en adopte le regard froid et clinique : ses personnages se débattent avec des organes, des membres et des sécrétions, ôtant tout glamour possible au gore, et permettant par là même l’émergence d’un véritable malaise. L’indéniable réussite des maquillages pour les mutilations, le rapport aux cheveux ou aux poils dans l’éprouvante scène d’épilation, la très réussie épreuve du dépucelage jouent toujours de cette effrayante crudité sur ce qu’est un corps, et notre besoin fondamental de le cacher. Raison pour laquelle la cinéaste ne cesse d’accéder à une promiscuité dérangeante : celle du bruit de frictions frénétique sur la peau, ou d’un cauchemar très efficace sous des draps par exemple.


L’accession au monde des adultes est une chute sans fin : le colocataire, la grande sœur, les parents : autant de repères qui s’effritent parce qu’ils ouvrent grandes les portes d’une horreur à assumer et faire sienne. Lorsqu’elle apparait au grand jour, c’est sous le couvert d’une ambiance festive qui semblerait simplement dégénérer, et le premier réflexe de la foule est de dégainer son portable pour garder une trace du délire en cours. C’est là l’une des forces du film : capter frontalement l’émergence d’une déviance, et du terreau fertile sur lequel elle s’installe. Les nombreux emprunts à Carrie en attestent : les pulsions sont aussi rendues possibles par un milieu délétère qui contient son lot de perversités, aussi « ludiques » soient-elles.


Justine doit déterminer sa nature, et définir sa ligne de conduite : autant de questions que Julia Ducournau a fait subir à son œuvre, décidant de ne lui sacrifier aucune concession : c’est dans cet excès fragile que se situe sa véritable réussite.

Sergent_Pepper
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