L'homme est un rottweiler pour l'homme

Le cinéma de genre ne constitue pas, de prime abord, le style pour lequel je me rends dans une salle de cinéma. Non pas que j'éprouve une aversion particulière pour cette catégorie, encore moins un mépris - d'autant plus qu'il m'est déjà arrivé de mater des films de genre à la télé -, mais voilà, ce n'est pas spécialement ma came. Pour autant, j'étais loin d'être mécontent lorsque j'ai découvert le nom du distributeur (The Jokers) et celui du film s'afficher en toutes lettres sur l'écran du Club de l'Etoile en ce vendredi soir du mois de mars, confirmant ainsi les recherches entreprises par des camarades sens critiqueurs et moi-même suite à la découverte du mystérieux et inhabituel message d'avertissement envoyé par les équipes du film à l'encontre des "âmes sensibles". Forcé de constater que le message s'inscrit parfaitement en adéquation avec le film, ce dernier évitant tout de même l'écueil de la seule boucherie.


Bon, oui, objectivement, c'en est quand même une, de boucherie. Cette fois, elle est tenue par des skinheads aux lacets rouges et avec leur amabilité habituelle. C'est vrai que ces gens ont le sens de l'accueil et de la tolérance, c'est bien connu. Notre jeune groupe de punks ne se doute alors pas qu'il va en faire les frais... Point de départ: quatre gars et une fille (notre groupe donc) fait une tournée à travers les Etats-Unis à bord de leur van, parcourant les bars et autres plans un peu foireux (genre les cafétérias) à la rencontre du public. Des dates, ils en cherchent, mais ils ont bien du mal à en trouver (et souvent on les plante). C'est alors que leur hôte d'un soir leur trouve un plan auprès de son cousin, dans un bar paumé au milieu de la forêt, dont la particularité est qu'il tenu par une bande de néo-nazis (qui n'en ont pas forcément l'air pour certains de prime abord) et fréquenté par leurs congénères. Pour l'accueil, ça c'est fait. Alors que notre groupe, à l'opposé de ces idées nauséabondes, joue la carte de la défense de leurs valeurs à coups de "nazi punks", que l'accueil s'avère un tantinet frileux, qu'on les invite à quitter les lieux assez rapidement, la fille passe récupérer son portable en charge en coulisses et là c'est le drame: un corps étendu dans une mare de sang, un couteau planté dans le crâne, un bande de skins autour du cadavre. Et là, c'est précisément la fin des haricots puisque, comme vous allez vous en douter, nos amis veulent appeler les flics, tandis que les skinheads eux, ils ne voient pas tellement le truc comme ça. Disons qu'ils envisagent plutôt de faire le ménage à coups d'armes, de battes et de matraques diverses, de cutters ou encore de ... rottweilers. Evidemment, il y aura des morts (beaucoup) et toujours deux survivants (parfois à moitié estropiés) pour assurer le bon déroulement du film. Des dévorations canines à vif, des éventrations, bref de la violence crue (je comprends tout à fait les spectateurs que cela dérange, à titre personnel ce n'est pas mon cas), dont le rendu à l'écran s'avère très réussi pour le coup. Pour le topic, si ce n'est l'environnement dans lequel se déroule d'action, on ne peut pas faire plus classique. Et ce sont bien là les grandes limites du film, je vais très vite y revenir.


Non pas que ce dernier fut ennuyeux, puisqu'il parvient à nous offrir de l'énergie et à susciter la captivation du spectateur. Pour cela, on remercie vivement le réalisateur, qui parvient à renouveler les codes de la mise en scène du cinéma de genre. en apportant une touche d'auteur au film, son travail mêlant zooms (tant sur les personnages que sur les objets - notamment la platine vinyle) et lents travellings (dans un espace clos ou bien dans la noirceur de la nuit environnante), qui parviennent à distiller une tension manifeste. Il joue la carte de l'efficacité et de l'esthétique, appuyé en cela par l'excellent travail livré sur la photographie, perceptible tant dans la sombre ambiance lumineuse émanant des lieux que dans la magnificence des plans aériens de paysages de la première partie du film. Le casting fait plutôt bien son taf, avec une mention spéciale à Imogen Poots (que j'avais découverte dans Broadway Therapy, ici méconnaissable, je l'adore!) et Patrick Stewart, glaçant dans le rôle du chef de cette organisation rigide, verticale et ultra-violente. Avouons également que de l'idée de prendre pour cadre scénaristique le milieu skinhead et ce bar isolé est plutôt bonne: à défaut d'effectuer une rupture avec l'isolement nécessaire aux protagonistes d'un film de genre, l'évolution des protagonistes dans ce lieu parvient à imprimer sur le film une atmosphère singulière, atypique, qui casse elle aussi les codes du genre et rompt avec la froideur du cinéma d'horreur scandinave. Drôle de comparaison, vous dites? (ou du moins certains le pensent-ils bien fort?). Pas tellement. Parce que c'est précisément à ce moment que je m'en remets aux limites de l'oeuvre.


Lors de la rencontre ayant suivi la projection, Jeremy Saulnier (et pour la traduction la délurée Béa, que je découvrais pour la première fois et dont je suis désormais un éminent fan #TeamBéa) a eu le plaisir de répondre aux questions des sens critiqueurs présents dans la salle (en même temps comment répondre à ceux qui ne sont point là?). Durant tout l'entretien, il n'a cessé de tenter de nous démontrer que son scénario exprimait de la profondeur, mais qu'en gros, c'était au spectateur de la chercher, bien qu'il ait l'amabilité de nous distiller quelques clés de compréhension sur le comportement canin ou pourquoi il a voulu planter son décor dans les milieux punk et skinhead. Jusqu'à ce qu'un sens critiqueur (Nicolas Villemagne, pour ne pas le citer) exprime sa perplexité, bien qu'il voyait le film pour la seconde fois, quant à la - prétendue - profondeur se dégageant de l'oeuvre. Et je suis bien d'accord avec lui, puisqu'ici se trouve la première limite du film. Alors que l'environnement choisi par le réal forme une véritable mine d'or pour développer une réflexion sociologique autour de ce milieu ultra-violent et ouvertement néo-nazi et qu'un cadre explicatif aurait pu former un apport non négligeable (qui sont les acteurs de ce mouvement? quel est leur profil? quel est son fonctionnement? pourquoi s'investissent-ils là dedans et développent-ils une rhétorique nauséabonde? comment se déroule le processus d'endoctrinement? pourquoi céder aux sirènes de l'ultra-violence?), l'ensemble manque cruellement de profondeur. On ne s'ennuie pas une seconde certes, mais le film ne parvient pas à dépasser le stade du simple divertissement. Le seuil soupçon d'intellectualisation de l'oeuvre que l'on puisse percevoir concerne le rapport de l'être humain à son prochain en situation de danger extrême et de risque avéré pour sa propre vie, ainsi que sa relation à la violence. Et encore, ce n'est pas bien manifeste. "Homo homini lupus est" ou "L'homme est un loup pour l'homme, pour ne pas dire "L'homme est le pire ennemi de son semblable, ou de sa propre espèce": une réflexion philosophique récurrente tant dans les humanités que dans le 7ème art. Dans Malaise de la civilisation (1971), Freud ne nous dit-il pas que l'homme possède "une forte somme d'agressivité", soutenant ainsi une vision pessimiste de la nature humaine à l'encontre de celle développée par Rousseau? Ici, les protagonistes sont confrontés à un dilemme qui, au final, n'en est pas véritablement un puisque, devant la menace immanente et la certitude d'une fin violente, ils n'ont d'autre choix que de céder à leur tour aux sirènes de l'ultra-violence en réplique des attaques et des tortures qu'ils subissent. A la différence près que, contrairement aux skinheads qui veulent à tout prix leur peau, quitte à leur faire subir des souffrances intolérables et inhumaines, la violence n'est point l'expression d'une conviction ou un moyen de défense d'un appareil idéologique aussi dégueulasse soit-il (comme si je ne l'avais d'ailleurs pas assez souligné). Pour les pacifistes et les - suppose-t-on - idéalistes qu'ils sont (quoique sur le point des convictions et des idées des héros, le scénario exprime des lacunes dommageables, ce qui aurait pu constituer un intéressant apport réflexif à l'oeuvre), portés par l'insouciance inhérente à leur jeunesse, la violence est le seul moyen possible pour répliquer à l'ultra-violence à laquelle ils sont soumises de la part d'une bande de fous furieux et de tenter de sauver leur peau, quitte à employer des méthodes radicales auxquelles ils n'auraient jamais songé dans une situation conflictuelle autre. Faut-il pour autant associer à cela une lecture philosophique pessimiste de la nature humaine? Dans le cadre d'une confrontation à une telle adversité, l'être humain n'a-t-il d'autre choix que de faire la part (non forcément consentie et consciente) à son instinct animal, à la défense de ses intérêts (ici la survie)? L'être humain n'a-t-il d'autre possibilité que de céder à son instinct animal si on part de l'hypothèse qu'il ne s'agit pas d'une action en conscience - et donc par conséquent non d'un choix - mais d'un dépassement de soi et de son esprit? Sur le sujet, il y aurait beaucoup à disserter, et là aussi, le scénario omet d'apporter une réflexion à ces questionnements (que se pose le spectateur).


D'autant plus que, hormis le cadre de l'action qui apporte une singularité à l'oeuvre, le scénario nous propose des ficelles assez classiques, qui ne permettent en aucun cas un renouvellement du genre. C'est là que reviennent mes films d'horreur scandinaves, plus précisément norvégiens. Lorsqu'on regarde Manhunt ou Cold Prey - les indéniables qualités de la mise en scène de Green Room font exception -, c'est incessamment le même marronnier scénaristique qui revient: le club des cinq, la plupart du temps trois mecs et deux filles, effectuent une excursion dans la forêt ou à la montagne, l'un d'entre eux se blesse et se retrouve immobilisé (à moins que ce ne soit la caisse qui tombe - comme par hasard ! - en panne) près d'un lieu isolé (maison, auberge, tout ce que vous voulez) qui servira de refuge sordide au groupe d'amis, qui ne se doutent alors qu'ils vivront l'aventure la plus flippante et violente de leur vie, qui sera d'ailleurs pour la plupart d'entre eux la dernière. Et souvent à la fin, tu découvres un assassin masqué, pris à partie par deux survivants. Manque-t-on à ce point d'imagination en 2016 pour développer les mêmes codes au sein d'une oeuvre qui se revendique profonde et prétend renouveler le genre? Si ce n'est l'environnement et la mise en scène, qui apportent une plus-value évidente au film, Jeremy Saulnier ne propose concrètement rien de novateur dans le scénario de son film qui, en conséquence, manque terriblement de suspense (si ce n'est qui seront les survivors de cette expédition bouchère). Pour ainsi dire, tout est cousu de fil blanc, nulle surprise à l'horizon, du début à la fin, le calme plat. Une narration somme toute banale pour une mise en scène qui, elle, ne l'est pas.


Que dire, en conclusion, de cette Green Room dont le visionnage m'a rendu foncièrement perplexe quant à son absence de réel propos (si ce n'est que le réalisateur se positionne contre les skinheads, comme beaucoup, dont moi-même), son scénario d'une banalité confondante, d'une profondeur dont je suis toujours à la recherche? Peut-être qu'en dépit de mes réserves, tout n'est peut-être pas à jeter dans le nouveau film de Jeremy Saulnier. L'atmosphère singulière, le cadre du film, la maîtrise de la mise en scène, ... Tout cela fonctionne. Pour autant, ce n'est pas un souvenir impérissable que me laissera Green Room.

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le 15 avr. 2016

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rem_coconuts

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