Un pur Michael Mann : sec, beau, sans fioriture.

Autant le dire d'emblée : je ne le sentais pas, ce film.
Les retours outre-Atlantique étaient mauvais, la distribution française désastreuse - quoiqu'encore ça, ce ne soit vraiment pas gage de grand chose... quand je vois que le multiplex de ma ville passe pour la énième semaine d'affilée les invitations au seppuku que sont Papa ou Maman, Bis ou La Famille Bélier, mais snobe royalement Hacker ou Still Alice, j'ai envie de dire : « où sont le kérosène et les allumettes ? » ; puis je vois sur le programme que ce week-end ils font une rétrospective Hitchcock, alors je me dis qu'au fond ce ne peuvent quand même pas être de mauvais bougres les gars qui s'occupent de ce cinéma, et que le problème doit un peu venir du public aussi. Enfin je m'égare. Hacker me faisait peu envie, donc ; surtout la bande-annonce ne m'avait pas, mais alors pas du tout vendu de rêve : ça avait l'air banal, paresseux, dénué de finesse... ce que la "traduction" française du titre n'arrangeait pas. Franchement, « Blackhat » ç'avait plus de gueule que « Hacker ». Seulement c'était Michael Mann alors il n'y avait pas de négociation envisageable : il fallait que je le voie, en mémoire de Heat et de Collatéral, quitte à devoir prendre un train de soir pour rejoindre un cinéma qui le diffusait, quitte même à être éventuellement déçu comme j'avais pu l'être devant Miami Vice ou Public Enemies.


Eh bien le moins que je puisse dire, c'est que je ne regrette pas.


Non, mais qu'est-ce que c'est classe !
Sec, beau, sans exubérance, sans fioriture.


On est clairement dans du Michael Mann des grands jours : celui de Heat et de Collatéral, celui qui déborde de plans inoubliables et de visions, qui sait ce qu'il est et où il va ; pas le Mann mineur et démonstratif de Miami Vice qui pastiche sa propre hype en exagérant ses effets sur du Moby ou du Linkin Park. Là, on a un de ces films d'action avec une âme, où l'action a quelque chose à dire et emmène ailleurs : on a un film direct, tendu, qui ne raconte pas plus que ce qu'il y a à l'écran et qui pourtant parle mieux entre les lignes qu'un script bavard, qui rien qu'à son esthétique, à sa mise en scène, trouve sa profondeur et son identité - quelque chose de singulier même au regard de la filmographie de Michael Mann, où le cinéma hongkongais vient soudain couler dans les veines d'un cinéma si caractéristiquement américain. Décidément : c'est à n'y rien comprendre, que le public et la critique aient pu passer à côté de ce film au point d'y voir un thriller impersonnel.


Alors oui, puisque c'est ce qui semble le plus reproché au film : la trame est classique, le profil des personnages conventionnel ; mais ce n'est pas pour autant que le scénario n'est pas réussi. Un scénario lambda n'aurait jamais eu ce naturel ni cette concision, cette fluidité dans la narration ou cette qualité d'écriture aux dialogues... Là, le film file ; il ne fait pas plus de deux heures parce qu'il traîne, il fait plus de deux heures parce que c'est un film plein, avec bien deux fois la substance d'un thriller moyen. Il tient son idée : retomber de la virtualité dans le monde physique, avec tout ce que celui-ci peut avoir de précaire et de menaçant.


(Il n'y a qu'à voir le film commencer sur du code binaire et finir dans le corps à corps, le papier journal, le tournevis et le sang pour comprendre.)


Et il ne s'arrête pas pour réexpliquer les situations ou pour étaler artificiellement la psychologie de ses personnages : ceux-ci sont à l'image du film, allants et intelligents. Leurs réactions sont appropriées aux situations, ils savent coopérer, agir et s'accommoder de leurs émotions - ce qui épargne fort appréciablement au spectateur toute la série usuelle de scènes subsidiaires sans autre enjeu que l'exposition pataude des sentiments d'untel ou untel. Ceux de Blackhat sont installés in situ, sans détour, brossés en un ou deux plans puis s'étayent (y compris les personnages secondaires) au long du film à mesure qu'ils agissent. Ce qui rend d'ailleurs certains passages d'autant plus forts émotionnellement parce que, somme toute, intéresser le spectateur au sort de quelqu'un dont il ne sait presque rien, sur la base seulement d'un mot que celle-ci aura laissé échapper au détour d'une conversation ou du caractère que celui-là aura montré pendant une fusillade, c'est autrement plus fort que de l'exposition psychologique à rallonge ; parce que l'air de rien, voir s'entraimer, lutter, se risquer ou mourir des personnages peu définis mais à l'air réel, c'est plus captivant que des personnages surdéterminés mais artificiels ; parce qu'une relation amoureuse mise en place de façon si soudaine, par le seul pouvoir de l'image, sans qu'il y ait besoin de la verbaliser ou de lancer un numéro de charme idiot, simplement par l'attirance et la beauté que la caméra vient capter sur des visages ou sur une nuque l'espace de quelques plans magnifiques, ça remet un peu du mutisme des amours adultes sur nos écrans saturés de romances adolescentes bavardes ; puis parce qu'une scène triste qui n'essaie pas d'être plus triste qu'elle n'est, finalement, c'est plus triste encore parce que c'est cruel - oui, cette phrase est lourde mais je me comprends.


Le film donc n'a rien d'extraordinaire à raconter, mais ce qu'il raconte, il le raconte franchement bien.


Puis voilà. Il faut en arriver au nerf de la chose : c'est beau, quoi. Juste beau.
Ça n'a rien d'une nouveauté, Michael Mann sait filmer la lumière de nuit, l'électricité dans l'air, les corps qui se désirent, retrouver la coloration mystérieuse et l'épaisseur des choses, rendre à l'écran le poids de la matière, celui des débris, des heurts, des balles ; il sait filmer le moment de silence qui fait peur ou celui qui fait mal, juste avant ou juste après une rafale ; il sait utiliser ses jeux de mise au point ou le ralenti de façon sobre, élégante - et ça, ce n'est vraiment pas donné à n'importe qui. Tout cela on le sait en entrant dans la salle, mais qu'est-ce que ça fait du bien ! De ce point de vue de la réussite plastique d'ailleurs, le film ne cesse de grimper en gamme à mesure qu'il avance. La première moitié je me suis dit : « d'accord, c'est bien classe, mais on est quand même loin de la force et de l'inspiration qu'il y avait dans Collatéral. » Puis arrivé à la seconde, à mesure que je voyais le film me dévoiler ce qu'il avait gardé dans les tripes, je me suis dit : « non en fait, c'est encore plus fort et plus inspiré que Collatéral ! » La fin du film est juste fabuleuse, en matière d'action, de tension, ces ralentis et ces couleurs juste magnifiques, cette façon de filmer inimitable. Et là où c'est vraiment beau, c'est que ça n'a pas besoin de poser ni de parler philosophie pour être inspiré. Attention, je ne cherche pas la pique : Collatéral était superbe dans sa façon de poser et de parler philosophie ! Mais ne même pas en avoir besoin, c'est d'un degré de maturité et de savoir-faire total.


Tout ceci étant dit, je n'irai peut-être pas affirmer pour autant qu'il s'agit de mon Mann préféré - parce que quoi qu'il en soit, Collatéral, c'était puissant tout du long ; il y avait des moments purement contemplatifs, il y avait du jazz, et je m'étais vraiment senti partir plus loin que je ne suis parti cette fois-ci. Néanmoins ce Blackhat me laisse avec l'impression d'avoir vu le film le plus net, le plus viril, peut-être le plus abouti de son auteur côté style.


Je crois que je le trouve meilleur que Heat, c'est pour dire.

trineor
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le 22 mars 2015

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