Dans ce dernier film (en date ?), Haneke se regarde lui-même et joue avec ses propres codes aussi bien qu'avec ceux des autres. C'est vrai que ça a quelque chose de déroutant mais il n'en demeure pas moins que l'hostilité qu'a rencontrée Happy End me paraît tout aussi injuste qu'incompréhensible. J'aimerais bien qu'on me dise qui, aujourd'hui, est capable de donner autant de drame à ses situations, et cela avec une économie de moyens incroyable (aucune musique extra-diégétique par exemple). Mais Haneke ne se contente pas de ça : il détruit en même temps qu'il construit, en cela il se place dans la droite lignée du chef-d'oeuvre de l'année dernière - Elle de Verhoeven bien sûr -, deux films eux-mêmes placés sous l'égide de Buñuel et notamment son Charme discret de la bourgeoisie. Quand on évoque ces trois films on voit bien que la forme est indissociable du fond : le traitement tragi-comique du récit vient avec la description de cette drôle de classe qu'est la bourgeoisie, c'est-à-dire une classe dominante (dans les faits, il n'y a personne au-dessus d'elle) mais profondément vulgaire (car entièrement fondée sur l'argent). Au fond un bourgeois n'est qu'un pauvre qui a réussi, il n'y a pas la même différence de nature qu'entre un aristocrate et un roturier, d'où la différence entre Visconti et Buñuel.


Happy End est un vrai film buñuelien. A ce titre, la scène la plus marquante du film à mes yeux, c'est celle où Isabelle Huppert vient tenter de convaincre son fils de reprendre l'entreprise familiale ; tout y est pour une vraie scène élégiaque : la mère éplorée comme une Pietà, le fils allongé torse nu comme le Christ descendu de sa croix... sauf qu'il ne s'agit que d'argent, et vient cette réplique qui saborde dix minutes d'une intensité dramatique incroyable : "Tu sais très bien que je vais pas la reprendre ta boîte de merde."


Cette manière de tout mettre à distance est parfaitement retranscrite par l'affiche, par ce point rouge qui signale la source des images (un téléphone portable) : on ne peut pas prendre l'image pour autre chose que ce qu'elle est, c'est-à-dire une image, et donc on ne peut plus y croire, de même qu'on ne peut plus croire au tragique du récit tant il est sali par la vulgarité et la vénalité des personnages. Donc si rien n'est grave, tout cela ne peut que bien finir, "happy end".


En même temps, et c'est assez inédit chez Haneke, je trouve que le cinéaste laisse une chance à tous ses personnages (Isabelle Huppert mise à part peut-être), ils sont tous odieux mais ils ont tous droit à leur moment d'humanité. Il y a bien sûr cette scène saisissante entre Jean-Louis Trintignant et sa petite-fille (un personnage magnifique), et l'interprétation de Trintignant est incroyable (on pouvait s'y attendre) ; mais j'aimerais souligner aussi la prestation de Mathieu Kassovitz, qui rend touchant un personnage d'une médiocrité totale.


Je pense que c'est un film qu'on reverra.

Neumeister
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le 15 oct. 2017

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Neumeister

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