« Du seul point de vue du style, je pense n’avoir rien fait de meilleur, ou d’aussi bon »

« Du seul point de vue du style, je pense n’avoir rien fait de meilleur, ou d’aussi bon, que Trouble in Paradise » écrit Lubitsch dans une lettre adressée à un critique. Et il n’a jamais autant été question de style que pour la comédie que nous livre le réalisateur berlinois.


Fini le commun sentimentalisme romantique ou les gags bruyants du vaudeville. Argent et relations amoureuses se mêlent ici subtilement à l’ironie sociale pour former une intrigue transparente portée par une mise en scène remarquable de sous-entendus et de non-dits.


Arrivé à Hollywood depuis une dizaine d'année, Lubitsch bouscule déjà ses codes avec humour, et ce dès le premier plan du film : Venise, ville de l’amour certes, mais aussi des gondoles-poubelles. Véritable prélude, les premières scènes dans la cité italienne exposent le thème de l’oeuvre, à savoir une relation tissée d’humour entre deux voleurs liés par leur art et leur amour de l’argent. Mais déjà un continuum soutient cette mélodie, véritable charpente à deux poutres maîtresses du film : l’espace à travers le mouvement et le temps qui passe. Il en sera question tout au long du film, que ce soit avec le valet qui dévale et ravale les escaliers, l’échéance de la dissimulation de l’identité du cambrioleur Gaston Monescu à son ancienne victime Filiba, un mickeymousing discret ou les ellipses horlogères d’une nuit d’amour symbolisée par un champagne millésimé ou un rideau que l’on ferme.


Premier mouvement de cette sonate, le couple est à Paris après quelques fameux coups. Adagio, Gaston approche Mariette, la veuve d’un riche parfumier, en lui restituant le sac qu’il avait volé auparavant. Ernst redouble d’efforts pour nous figurer le lien qui se crée de suite entre les deux futures amants, efforts ponctués d’un petit quiproquo entre Mariette et un ouvrier qui se révèle être un bolchevique. Fin de l’exposition de la mélodie, le protégé de la Paramount enferme ses pions dans un pavillon bourgeois, faute de moyens.


C’est allegretto que vient la réponse. Le deuxième mouvement brosse les idées que développait le cinéaste depuis le début de film. À défaut d’espace, les protagonistes courent de pièce en pièce et de scènes en scènes, pensant se retrouver ou s’éviter. Le couple d’escrocs en profite pour comploter le plan de dérober, ironie du sort, l’assurance cambriolage d’une Mariette occupée à faire petit à petit chavirer Gaston, lui-même laissant tomber le masque auprès des personnages secondaires.


C’est à cet instant que le génie de Haute Pègre éclate ; à la fois dans cette myriade de relations que Lubitsch tisse et prend le soin de ne parfois pas exprimer clairement et dans cette composition du plan et de l’action qui fait sourire , que ce soit dans la simplicité du comique de répétition et du majordome qui bougonne ou dans l’astucieuse symétrie des portes des chambres de Gaston et de Mariette que coupe le coffre-fort situé au coeur de l’intrigue. Coincés dans ce « drame comique », nous ne pouvons ni rire ni redouter la fin ; ou alors les deux à la fois. Plus loin que l’humour, on distingue aisément la satire bourgeoise à laquelle se livre l’ancien de la UFA avec le personnage du président du conseil d’administration de Collet & Cie, Giron, instrument de catharsis et la mise en scène du voyeurisme d’une aristocratie décadente durant une période de crise économique.


Le troisième et dernier mouvement clôt vivace ce ballet magistralement orchestré. Mariette comprend que le cygne est plus que ce qu’il laissait prétendre ; comme de nombreux faits, gestes et objets au cours du film. Gaston, qui commandait métaphoriquement une lune dans son champagne au début de film, révèle l’illusion sous-jacente d’un film où jalonnent les phénomènes de disparition et de révélation que sont l’ellipse, l’insert d’un objet symbolique par le travelling ou simplement les déplacements et gestes des personnages dans le plan comme par exemple les échanges d’objets volés entre Gaston et Lily qui débutent et closent cette adaptation d’une pièce de théâtre. C’est pourquoi, plus que nos yeux ou notre imagination, c’est notre mémoire que convoque Lubitsch au visionnage de Trouble in Paradise.

SquatGhost
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le 15 mai 2015

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