"I love the way you look at the world"

Un grand silence. 30 secondes de regard vide. Et les lumières qui se rallument. Voilà ce qu'il faut, au mieux, pour revenir à la réalité. Car après l’époustouflant voyage qu'on vient de vivre, émerger n'est pas simple.

Le film s'ouvre sur la lecture par Theodore d'une lettre d'amour, une des nombreuses qu'il rédige chaque jour. Du monde qui l'entoure, Theodore ne s'en soucie gère. Il erre, solitaire, hanté par sa rupture avec son ex et comble son manque à travers d'étranges pratiques sexuelles et technologiques. À ce moment précis, et grâce à l'acuité visuelle de chacun des plans de Jonze, Theodore fait peine à voir. Mais l'empathie immédiate qu'on lui attribue est due - quasiment totalement - à Joaquin Phoenix, parfait en tous points dans un rôle crispé, malade mais profondément touchant. Il y a aussi le monde dans lequel il vit, forcément : transposé dans un univers pas si éloigné du nôtre, où tout n'est qu'affaire d'écouteurs, d'appels et de processeurs. Fort heureusement, le réalisateur évite le classique "retournement de la machine contre l'homme à la Robocop" et se contente de décrire, de nous raconter SON histoire, en se passant de tout jugement subjectif, qui serait de toute façon dépréciatif pour son œuvre.

Car à ce niveau de cinéma, on peut bel et bien parler d'œuvre. Le monde futuriste dans lequel on est transporté est simplement brossé par cette histoire d'amour atypique et envoûtante, dont la partition est majestueuse au plus haut point. Rarement dans une love story les seconds rôles avaient eu une telle importance : de Chris Patt, gratifiant Theodore sans cesse ; à Amy Adams, au regard pétillant incarnant celle qui a sans doute le mieux compris le sens de la vie ("Je me dis qu'on est là pour peu de temps, alors je veux m'autoriser... la joie") ; en passant par Rooney Mara qui propose une des scènes les plus captivantes du film, jouant non sans générosité la fragilité amoureuse à laquelle on attribue généralement trop peu d'importance. Et puis il y a Samantha. Elle est le centre de gravité du récit, la partie qui fait le tout, et Scarlett Johansson acquiert grâce à elle l'un des plus beaux rôles de sa carrière (quel paradoxe pour celle dont on vante plus souvent les formes que les qualités d’interprétations). Cette histoire, c'est finalement elle qui nous la raconte, c'est cette voix suave et électrique, avec laquelle tout prend de l'ampleur.

Mais cette histoire, c'est aussi la nôtre. Comment ne pas se demander "Et moi je ferais quoi à sa place ?". C'est impossible, tout simplement. Et cette question que l'on se pose vient s'ajouter à une liste interminables d'autres interrogations plus terrifiantes les unes que les autres. Her s'attelle en effet à donner du sens à son histoire en interrogeant - de manière éloquente - le spectateur sur l'amour, la vie à deux, le sens de la vie, le qui sommes-nous et tant d'autres... L’intérêt principal réside effectivement dans le fait de laisser libre court à l'esprit du spectateur, de lui offrir des relectures infinies. Mais dans tous les cas, il sera amené à un résultat infaillible : aucune réponse, aucune conclusion, aucune morale définitive n'est apportée. Pas parce qu'il est impossible de trancher pour Spike Jonze, non : parce qu'il est impossible de choisir pour chacun des spectateurs, aux sensibilités et aux attentes forcément différentes. De cette non-réponse - ou de ces constantes interrogations - naissent forcément en nous des malaises, qui, combinés à la jouissance des propos et de quelques scènes - lorsque le film prend une tournure tout à fait différente et impossible à prévoir par exemple -, créés en nous un gouffre émotionnel indicible. C'est grâce à ces émotions intenses auxquelles nous soumet Her et aux impeccables propos des personnages que ces interrogations continueront de nous hanter bien après la séance. Ajoutez à cela une bande originale frissonnante, une photographie magnifique et des passages métaphysiques d’anthologie et vous obtenez l'exacte antithèse du blockbuster hollywoodien : un film original, beau et profond, qui couvre tout le spectre de la relation amoureuse : de la découverte au doute, en passant par le désir et l'euphorie.

Émouvante et exceptionnelle de grâce, cette merveille cinématographique dépeint aussi et surtout l'opposition de l'homme et de ses sentiments. Bien plus fort que Lost in Translation, et à des années lumières de tout ce qui se fait actuellement, Her nous rappelle ce que le mot cinéma signifie.

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le 20 mars 2014

Critique lue 690 fois

10 j'aime

critikapab

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