Critique écrite pour les cours que je recopie ici

Heureux comme Lazzaro (Lazzaro Felice) est le troisième long métrage d’Alice Rohrwacher. Son premier, Corpo Celeste, avait été présenté en 2011 dans la Quinzaine des réalisateurs, son deuxième, Les Merveilles, avait reçu le Grand Prix du festival en 2014, et ce dernier film, Lazzaro Felice, est lui aussi présenté en compétition officielle. Il s’agit d’un film onirique qui tourne autour d’un Saint sans aucune religiosité. Un film coupé en deux, avec deux espaces, deux temporalités, deux classes sociales qui ne cessent de s’affronter et de se retrouver.
L’histoire de ce diptyque aurait pu se déroulé dans la campagne italienne, dans un passé proche, mais inconnu, peut-être au début du XXe siècle, au vu de la première séquence présentant un groupe de personne se battant pour la seule ampoule de la maison alors qu’un groupe de jeunes hommes vient chanter une sérénade pour une des jeunes filles de la maisonnée. Mais non, l’histoire se déroule en périphérie d’une grande ville, à la fin du XXe siècle, probablement à la fin des années 1980 ou 1990 comme l’indique le téléphone portable du fils de la marquise qui a rendu en esclavage toute la maisonnée précédemment présentée. La marquise Alfonsa de Luna ne leur a pas appris que le métayage était interdit (depuis 1982 seulement, par ailleurs) et se sert d’eux pour étendre son industrie de cigarettes, comme eux se servent de Lazzaro pour toutes les tâches les plus difficiles. Dans ce cadre champêtre, les esclaves se s’étonnent plus de travailler toujours plus et pourtant d’accumuler les dettes, la marquise se plaint des politiques de prévention contre la cigarette, le fils de la marquise, Tancredi, s’ennuie et se plaint de l’absence de réseau. Puis, à la suite d’une mauvaise blague orchestrée par ce dernier toujours en manque d’attention, la police arrive, arrête la marquise et libère les esclaves. Excepté Lazzaro, laissé pour mort. Le film entre dans sa seconde partie. L’histoire se déroule en ville, une vingtaine d’années plus tard au vu des rides des personnages, à la naissance d’enfants qui n’existaient pas encore auparavant et à la surprise exprimée par les personnages, voyant réapparaitre Lazzaro exactement comme ils l’avaient laissé.
Lazzaro, magnifiquement interprété par Adriano Tardiolo, c’est le Candide des temps moderne, un Saint, un homme bon, un fantôme. Lazzaro, c’est celui qui, lorsqu’il entre dans une église, en ressort avec la musique qui a préféré le suivre lui plutôt que de rester avec des religieuses qui refusent l’entrée à une classe populaire. Lazzaro flotte dans l’espace, se tient toujours droit, a « une tête honnête » comme disait l’une des protagonistes, toujours le même regard plein de bonté malgré les coups bas dont il est victime. Il accepte tout, sans broncher, sans se plaindre, sans rien dire, mécaniquement. Il accourt quand les gens l’appellent, il se laisse enfermer dans un poulailler toute la nuit à guetter un loup, il se lie d’amitié avec Tancredi, et fait couler son propre sang sur une fausse lettre d’enlèvement à la demande de celui-ci. On s’attache à Lazzaro, même si parfois on serait prêt à crier à l’écran de faire réagir. Mais on le laisse faire, on est hypnotisé par ce corps flottant entre les montagnes. Sa gentillesse sans faille nous impressionne. Et personne dans la salle n’a pu retenir une inspiration de frayeur en assistant à sa chute depuis le haut d’une crevasse.


Heureux comme Lazzaro est la fable d’un innocent. Un film empreint de poésie favorisée par l’usage de la pellicule Super 16. La réalisatrice expliquera ce choix par l’envie d’utiliser un format qui représente Lazzaro, un format sans « masques », c’est-à-dire sans ces bandes noires que nous pouvons trouver habituellement en haut et en bas de l’image, car Lazzaro évolue sans masque durant tout le film. Cette pellicule donne une matière au film, quelque chose de palpable, mais aussi d’authentique, bien que, parfois, ésotérique. Le grain de la pellicule s’accorde bien avec les montagnes sableuses mais aussi avec le goudron de la ville. Les images sublimes de la campagne italienne et le traitement du temps rappellent le cinéma de Pasolini. Lazzaro pourrait-il être un ange de Théorème ou une figure mythique intemporelle d’Œdipe roi ? Car le film présente ce personnage comme une figure sacrée. Un conte pour enfant le montre comme un Saint, un loup dit sentir pour la première fois l’odeur d’un homme bon, et le reste de protagoniste se prosterne devant lui tout en le regardant comme un fantôme. Néanmoins, nous ne pouvons définir s’il s’agit d’une figure païenne ou chrétienne, car même s’il charme la musique d’église, il finit pourtant par se réincarner en loup, ou, il aurait ce canidé comme animal totem. Une atmosphère ésotérique est assurément présente dans ce film, malgré le contexte industriel et moderne. Même si nous savons que les terres sont utilisées par une entreprise de tabac, et même si la deuxième partie du film nous entraine dans les quartiers industriels de la ville, la présence de Lazzaro y apporte une dimension mystique. Il incarne toutes ces croyances, ce besoin de croire en quelque chose, Tancredi le présentera même comme son « porte-bonheur ». Lazzaro est cet innocent, au sens étymologique utilisé dans un contexte religieux, pur, sans tâches. Sa chemise blanche lui va bien.
La fin viendra briser toute innocence. Les conséquences si absurdes d’un dernier acte de bienveillance viennent exposer toute l’absurdité de la société moderne. Le film se termine alors sur une critique de cette société qui se méfie de la bonté d’autrui et qui ne voit que sournoiserie derrière la gentillesse.
Heureux comme Lazzaro, alors, aborde plusieurs thèmes que ce soit les relations, sincères ou intéressées, entre les Hommes, la religiosité dépendante d’une époque et d’une classe sociale, les inégalités entre ces classes, ou encore la simple bonté. Non sans être parfois empreint d’une certaine ironie dramatique (notamment lorsque les personnes les moins samaritaines du film sont des religieuses ou lorsque les marginaux apprennent qu’ils marchent depuis plus de vingt ans sur un trésor botanique), le film reste doux, paisible et poétique, ou « heureux ». Dans un contexte où la méfiance et l’individualisme se rapprochent d’un instinct de survie moderne, ce film nous entraine dans une atmosphère pure et légère malgré tous les coups bas et nous laisse entrevoir une bonté naturelle rafraichissante, même si inconcevable. Pour autant, nous n’en ressortons pas avec une haine de la société moderne, mais avec un certain sentiment d’apaisement.

NadiaMi
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le 8 janv. 2019

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