Généralement, je n’aime pas quand on me raconte les histoires à l’envers, sauf pour American Beauty qui est le meilleur film du monde. Le dernier film de Claire Denis ne sera pas une seconde exception à ma loi personnelle (et bien indépendante de ma volonté) : dès lors qu’on m’a montré un monde dépeuplé, il m’est difficile de savourer un retour-arrière au temps de la vie, temps duquel je suis alors désinvesti, comme dégonflé d’avance… Si High Life avait adopté une structure chronologique, sans doute serait-il passé à côté de lui, à côté de ses travaux essentiels, sans doute serait-il allé s’amoindrissant jusqu’au chas d’épingle qui ceinture le néant, devenu tremblant et rachitique. C’est donc en son corps, mélangé de beautés, que réside sûrement sa maladie incurable.
La conséquence de commencer sur une semi-solitude carcérale, celle partagée entre la nouvelle-née Willow et son père Monte (Robert Pattinson) est de tuer un peu l’espoir du film. (Non pas l’espoir que les personnages s’en sortent, mais l’espoir que quelque chose s’anime.) Malgré les visions plurielles qui s’ajoutent avec grande ingéniosité à ce premier temps du film, entre fantômes et cadavres, la solitude est d’autant plus irrémédiable que s’y ajoute la contextualisation d’un Monte en voix-off (il n’a alors d’autre interlocuteur que lui-même sinon sa fille babillante) pour poser le fait que ce vaisseau est condamné à l’éternité, comme ses passagers sont condamnés à un aller sans retour.
À ce titre, le très différent Passengers (2017) portait quelque chose de la récompense au spectateur ; c’est certes une démarche très hollywoodienne, mais la solitude initiale trouvait une résolution rapide (facile ?) mais subtile dans la longueur — et ainsi, bien qu’elle soit tout aussi désespérée que dans High Life, elle était nourrissante et permettait d’apprécier d’autant mieux la logique de la condamnation éternelle. Que le film m’annonce qu’il y a des fantômes, et que je ne les voie vivre qu’après, j’y crois d’autant moins.
Voici mon premier et principal ressenti. À travers un scénario dont la trame, hors virtuosités formelles, est finalement assez simple (voire faible), High Life est émaillé d’un traitement des motifs fascinants. Si vous avez lu mes précédentes critiques, vous devez vous dire que je suis obsédé par le mot motif tout en l’employant à tire-larigot ; alors je dois une petite explication.

Ce que j’appelle des motifs, c’est en fait un système, un circuit esthétique dans le film. Cela fonctionne par récurrence, variation ou opposition ; le terme est à l’origine musical, qualifiant une phrase ou un fragment qui se répète et se modifie au sein d’une œuvre. En matière de cinéma, il peut s’agir parfois de mots, de couleurs, de situations, souvent de gestes ; le fait de le considérer sous l’angle esthétique n’exclue pas son importance narrative, au contraire. Simplement, la mise à l’image de ces fragments reconnaissables, et ré-assemblables au cours du visionnage, sont ce qui rattache le spectateur à l’émotion, à un monde qui par sa répétition-variation du fragment est tout à la fois cohérent et poétique — poétique parce que dégageant de la grâce par des gestes apparemment anodins (comme la poésie le fait en reconfigurant le langage quotidien), poëtique parce que fabriqué à dessein, construit selon une nécessité de faire sens qu’un film ne doit pas cacher, mais doit assumer avec subtilité. En musique, le qualité manufacturée est plus claire : il est évident qu’un compositeur a formulé des phrases mélodiques et rythmiques puis qu’elles ont été interprété par un orchestre. En cinéma, mirage de la vie, on peut souvent en vouloir à l’œuvre de faire des faux pas quand les repères manquent ou quand ils semblent trop artificiels, par confusion avec le réel.
Dans High Life, on peut par exemple relever un thème évident qui apporte son lot de motifs : celui de la paternité ou de la maternité, qui est non seulement le point d’ancrage ultime de Monte dans ce petit morceau de monde humain, mais aussi (lorsqu’on revient à la vie du vaisseau avant que ses passagers ne s’annihilent) un enjeu central du voyage. Chacun est là parce qu’il était condamné à mort ou à perpétuité sur Terre ; le docteur Dibs (Juliette Binoche), médecin qui semble être aux commandes du projet, a elle-même étouffé ses enfants et poignardé son mari. Mais, qu’il s’agisse d’un projet officiel ou d’une lubie personnelle, même dotée d’une « chatte en plastique » à la suite de ses assassinats, elle est purement obsédée par la reproduction humaine. Ce qui se traduit en actes par tout un programme de natalité dans le vaisseau (prélèvements de sperme et fécondations in vitro), et en puissance par un comportement maternel névrotique. Autour de cela, en nébuleuse, tous les corps s’agglutinent, et les motifs avec : les inexorables pertes de lait de Boyse (Mia Goth) que Claire Denis filme comme une scène de tragédie antique, le refus de Monte à donner son sperme jusqu’à ce que Dibs le viole pour parvenir à l’unique fécondation réussie, le désir brutal d’Ettore (Ewan Mitchell) qui se manifeste en pleine nuit, après une heure de film et plusieurs années dans le vaisseau. Le jardin-potager du vaisseau, qui ouvre et clôt le film, est lui aussi part de ce circuit de fertilité ; tissu d’une plastique onirique, d’une authentique splendeur, il est le lieu des confessions sexuelles de Tcherny (André 3000), le lieu même où il s’enterre, et le dernier îlot qui permet à la petite Willow de subsister via les soupes de Monte.
Mais, plus tôt, c’était le motif des fantômes qui prévalait. N’étant pas traités comme tels, ils sont plutôt ingérés dans le montage avec une grande habileté ; non pas sur le principe des flashes, qui impliquerait un traitement sonore et colorimétrique distinct, mais sur celui de la coprésence. Dans cette partie, tout part de la subjectivité de Monte ; et peu importe si les temps du peuplement sont lointains — lorsqu’il jette les cadavres cryogénisés dans l’espace (pour alléger le vaisseau), dans le sas où les corps flottent, lui apparaissent dans le même espace les images d’une Boyse souriante (la mère biologique de son enfant), puis plus tard du docteur Dibs (sa procréatrice démiurge)… alors que les cadavres de celles-ci n’existent plus à bord, puisqu’elles se sont déjà jetées dans les abysses spatiales.


Stylisation et réel


Il est aussi à noter, dans la lignée des « films d’espace », un traitement assez intéressant, en deux volets. D’une part, l’espace est traité à dessein comme vide absolu : souvent depuis l’intérieur du vaisseau, l’ouverture du sas est un moment de sur-silence, et l’extérieur est d’un noir total. Ce qui semble être une construction par soustraction, ne l’est que par l’habitude éculée d’une représentation sensationnaliste de l’espace : ici est assumé le néant. D’autre part, aux moments-clé, l’espace prend soudain une autre tournure. L’un des quelques moments où Monte s’exprime en off advient lorsque, tous regroupés dans le cockpit, ils observent l’effet de distorsion produit par leur vitesse (« 99% de la vitesse de la lumière »). Il paraît qu’à cette vitesse, on aurait l’impression de circuler à l’envers, et l’espace deviendrait convexe. C’est tout à son honneur, mais malheureusement, cela m’apparaît un peu trop comme un mot d’auteur qui a effectué des recherches attentives et a voulu les retranscrire. Plus tard, des compositions colorées apparaissent lorsqu’il s’agit de modéliser les trous noirs (la raison première du voyage étant de propulser le vaisseau dans l’un d’eux pour fournir à la planète Terre une source d’énergie illimitée — idée originaire qui reste en marge du film) ; et là, on entre finalement sur un mode sensationnel ; comme si un principe de mise en scène n’était pas entier. Dans la même veine, il y a enfin la conception du vaisseau spatiale, qui est assez intéressante : il ne s’agit que d’un simple parallélépipède, un bloc net de matière métallique, quand on a l’habitude de voir des créations épurées ou fantasques, du vaisseau spatiodynamique au crusader monumental sur-armé. À sa première apparition, la surprise laisse un agréable sentiment d’absurdité maîtrisée, de certitude débonnaire — sans savoir pourquoi, ce moment m’a spontanément évoqué Beau Travail. En y revenant plusieurs fois, cependant, je me pose la question : pourquoi un si net refus de la représentation, des représentations préexistantes et de la vraisemblance, sinon la volonté de rester dans une stylisation d’ascète (l’espace noir, le jeu sobre) ? Avec des peut-être on peut refaire un film qui est plus celui dont on parle… mais, peut-être, Claire Denis et sa direction artistique auraient pu être un peu plus gourmands sur ce détail qui n’est pas négligeable, en recherchant une forme qui interloque par sa simplicité tout en proposant une volonté de design.
Comme à l’accoutumée, Claire Denis cherche une situation d’étrangeté dans les rapports humains, tout en l’abordant avec une fine attention d’écriture et selon une direction parfois magistrale. Malgré ma petite incartade sur la vitesse de la lumière, la voix-off ponctuelle de Monte est elle aussi dosée avec justesse. Seuls passent à l’as, et on ne pourrait le reprocher puisque le cœur du film n’est pas là, les enjeux fondateurs du voyage éternel : cet équipage est uniquement constitué de prisonniers à perpétuité ou à l’article du couloir de la mort, et on les envoie en sacrifice pour trouver le trou noir qui enverra une énergie perpétuelle à la Terre mourante. Des condamnés ayant accepté de devenir condamnés ailleurs : si High Life se saisit de cette clé de voûte pour faire résonner dans son atmosphère particulière les lignes vibrantes de ses personnages, elle ne l’emploie pas comme motif narratif.
Je crois que c’est un peu dommage. Je crois que je manquai de biscuit devant High Life, non pas que j’attendisse une proposition plus facile de la part de Claire Denis (car le film est loin d’être vide), mais probablement quelque chose de plus questionnant, soit de plus chaud, soit de plus piquant, soit de plus transi. L’anti-chronique interne de ce vaisseau 7 qui traverse le temps, jusqu’à voir Willow adolescente pour une fin puissante, mériterait de retrouver un peu de violence et de grâce que Claire Denis avait distillés dans ses précédents films.
Sans vouloir paraître opportuniste, c’est un bon moment pour rappeler la grandeur de la filmographie de Claire Denis : Nénette et Boni, Beau Travail, Trouble Every Day, 35 Rhums (et ce, sans parler de sa précédente carrière d’assistante-réalisatrice, notamment sur Paris, Texas et Les Ailes du Désir de Wim Wenders).

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le 11 nov. 2018

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