(article précédemment publié sur Les Chroniques de Cliffhanger & Co)


En dire plus serait gâcher la narration particulière de ce film quelque peu spécial dans la filmographie de Claire Denis (35 Rhums, Beau Travail). Son premier en langue anglaise, mais aussi son premier film se déroulant dans l’espace dans lequel elle retrouve néanmoins Juliette Binoche un an seulement après Un Beau Soleil Intérieur, pour lui offrir un rôle étonnant et intense. Il est d’ailleurs déconseillé de lire ces lignes avant d’avoir vu le film, mais il est toutefois de notre ressort de vous prévenir : on est évidemment bien loin de la SF hollywoodienne classique, mais plus proche d’un travail théorique et auteuriste à la Tarkovski. On pense en effet immédiatement à Solaris, puis à Stalker et au Miroir. Le style du film navigue entre ses influences soviétiques, mais aussi européennes, avec une narration non-linéaire et elliptique à la Colonel Blimp ou une frontalité proche d’Antichrist. Dans ce film, l’espace est traité comme une prison littérale, dont on ne peut vraiment pas s’échapper. La prison ultime, puisque même le temps passe moins vite, si bien que même si par miracle les passagers arriveraient à rentrer sur Terre, elle aurait probablement disparue depuis longtemps.


Si les personnages sont dans ce vaisseau, c’est qu’ils sont en mission. Une mission d’exploration aux confins de l’univers, officiellement pour y chercher des ressources, mais Dr. Dibs, le personnage de Binoche, est chargée de faire des expériences de reproduction et d’insémination sur les sujets du vaisseau. On assiste alors plus d’une fois à des « dons » de sperme contre de la drogue, des fécondations pas forcement voulues et même des viols, à la fois dans un état conscient et inconscient. Un joyeux programme, donc. Les passagers ont même à leur disposition ce qu’ils appellent une « fuckbox », une petite salle de masturbation toute équipée, dans laquelle on assiste aux déhanchements chamaniques de Binoche, son abdomen parsemé de cicatrices dont on apprendra plus tard la provenance. Car ce qui est intéressant dans le traitement des personnages dans ce film, c’est leur simplicité à la fois douce et dure, dont on ne cesse d’apprendre en cours de récit. Rien n’est donné tout de suite. Rien n’est donné d’ailleurs, il faut le mériter. La caractérisation se fait par d’innombrables détails, comme l’attachement de Tcherny (Benjamin) au jardin, en insistant sur ses pieds dans la terre, la tache de cheveux gris qui s’étend au fil du film sur la tête de Pattinson ou Dibs, sorte de sorcière aux cheveux excessivement longs, qui bougent dans l’air d’un climatiseur dans un couloir bleu tungstène. Un récit froid, tendu et sans espoir, à l’image de ce vaisseau rectangulaire, probablement un des moins sexy jamais vu au cinéma.


Après le Cosmopolis de David Cronenberg, Robert Pattinson et Juliette Binoche se retrouvent ici, et en plus entourés de seconds à la fois peu vus et vraiment excellents tels que Andre Benjamin, Mia Goth ou Ewan Mitchell. Pattinson, il ne s’agit plus de le prouver, est excellent, dans une partition à la fois nette et primitive. C’est le chef opérateur Yorick Le Saux (dont on a vu le travail chez Assayas ou Guadagnino) qui s’occupe de la très belle photographie de ce film et si on parlait plus haut de Tarkovski, on pourrait également rapprocher High Life au travail récent de Paul Schrader, dont le First Reformed est également préoccupé par la fin de toute existence et la possibilité ou non de combattre des ténèbres sans fin. Un peu déstabilisant à la première vision, High Life reste néanmoins longtemps en tête après la projection, comme si nous restions prisonnier de ce vaisseau en forme de boite d’allumette.Le film prend tout son sens au moment où Monte narre son voyage à la vitesse de la lumière ; et on se rend compte de l’expérience cauchemardesque que peut représenter une telle chose. À cette vitesse, un effet d’optique provoque en effet une déformation des perspectives qui nous fait croire qu’on s’éloigne alors qu’on se rapproche des étoiles au loin, ce qui donne l’impression de constamment sombrer. À l’image de l’espoir que véhicule le film : aucun, un sentiment de noyade lente durant laquelle on ne meurt même pas, le temps ralenti, nos propres fluides venant encombrer nos poumons sans pour autant nous tuer. Un film viscéral donc, mais pas des plus fun.

JobanThe1st
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le 3 juil. 2019

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Jofrey La Rosa

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