Quand le crime ne se voit pas
Avec ce film accueilli très froidement par les festivaliers locarnois, le père de «Starship Troopers» se penche sur le pouvoir extrême que procure l'invisibilité, au travers d'une série B de luxe efficacement démoniaque et truffée d'effets spéciaux halucinants.
Sa réputation sulfureuse ne pouvait qu'amener Paul Verhoeven à s'intéresser un jour ou l'autre à cette forme totale de criminalité en adaptant H.G. Welles et en reprenant à son compte la réflexion de Platon qui était persuadé que, si l'être humain pouvait se cacher de ses semblables, il se transformerait immédiatement en une entité malveillante. Le choix d'un personnage égocentrique avant même sa transformation renforce d'autant plus l'aspect malsain que le réalisateur évoque par la suite.
Sebastian Caine (Kevin Bacon) est un génie au service de l'armée américaine. Avec son équipe, il a découvert un sérum qui permet aux êtres vivants de devenir invisibles. Mais le processus inverse reste un problème que l'arrogant scientifique parvient à résoudre une nuit d'inspiration. Après une expérience triomphale sur une guenon, Sebastian s'attaque à l'être humain en se portant lui-même volontaire. Mais il reste prisonnier de son état. Son ego, déjà démesuré, devient incontrôlable. Il utilise son invisibilité pour commettre les pires forfaits et devient un danger pour toute l'équipe.
Paul Verhoeven aime les effets spéciaux et le prouve dès les premières images de «L'homme sans ombre» en faisant subir un triste sort à un rat de laboratoire. Puis il y a les transformations tant attendues dont les images sont à la hauteur de toutes les espérances. Avec une équipe d'infographiste hors paire, le surnommé Hollandais violent, en met plein la vue. Caine disparaît par couches successives: il perd d'abord sa peau, puis ses muscles, ses organes internes et enfin, ses os. Pour parvenir à un degré de réalisme impressionnant, Verhoeven a étudié des œuvres picturales du XVIIème siècle se trouvant dans un musée de Florence, qu'il a photographiées et redessinées. Une fois intégrés dans un ordianteur, ses dessins ont servi de base de travail à la métamorphose de Sebastian Caine. Mais le tour de force ne s'arrête pas là, car tous les effets spéciaux sont au service du scénario et doivent être le plus réalistes possibles, et ce même dans les situations les plus anodines, comme le cuir d'un fauteuil qui se regonfle au moment où l'homme invisible s'en retire ou l'eau qu'il se passe sur le visage, etc.
Mais fort heureusement, le film ne s'arrête pas à une succession d'effets spéciaux époustouflants. Il s'attarde sur la noirceur de l'âme humaine. Et là, Verhoeven a raison: si un être humain, quel qu'il soit, parvient au degré suprême d'invisibilité, il sera obligatoirement tenté de réaliser quelques tour à ses semblables. Et il aurait tort de s'en priver, puisqu'il ne peut être vus. C'est ce que fait Sebastian Caine sous les traits de Kevin Bacon, dès qu'il a réussi à se soustraire aux regards de ses collègue scientifiques. Il commence par leur jouer des tours à priori inoffensifs, mais déjà dérangeants. Puis il profite de son état pour assouvir un vieux fantasme de voyeur. Sans en dévoiler plus, on peut aussi dire qu'il utilise sa nouvelle condition pour se venger de son ex-copine. Bien qu'il ne sot pas souvent physiquement à l'écran, Kevin Bacon est omniprésent, secondé encore une fois par des effets spéciaux à son service: sans eux, il n'est rien et sans lui, ils n'ont aucune raison d'être. Enfin en tête d'affiche, ce comédien exceptionnel offre à son personnage tout le cynisme requis par Verhoeven qui opte pour la série B.
On peut regretter que son film s'achève comme un bête slasher (cf Halloween ou Scream), mais le maître hollandais slalome habilement sur les clichés du genre: il transforme le couple virginal classique (image de la pureté triomphante) en un duo adultère d'arrivistes. Il utilise le sang, élément obligatoire du slasher, de manière subtile en le sortant de sa répugnance habituelle pour en faire un révélateur de l'invisibilité. Grâce à toutes ces idées malignes et à des effets spéciaux irréprochable (on en dira pas plus pour ne pas gâcher le surprise au spectateur) et à une musique en parfait accord avec l'esprit du film, Verhoeven signe une œuvre puissante, non dépourvue d'humour... cynique, il va de soi, qui, comble du paradoxe, repart du Festival de Locarno avec le Prix du Public alors que ce dernier l'a copieusement huhée lors de sa présentation.