août 2012:

"Holly motors fuck!", ai-je envie de dire en sortant de la salle. Curieux : quand j'en suis sorti j'ai trouvé la rue dans la pénombre, sans un seul lampadaire réconfortant, un peu comme mon esprit et mon cœur restés éteints devant ce truc. C'est bien plus les réactions très positives, voire dithyrambiques, des critiques ciné sur la croisette il y a peu, qui me sont revenues en autant de points d'interrogation, me laissant abasourdi d'incompréhension. Les critiques, franchement franchouillardes, criaient au génie pour Carax, au complot ego-nationaliste de Moretti quand la palme est allée vers des ailleurs scandaleux. Je ne comprends pas.

Je me vois volontiers quelques méchants défauts, dont celui de la bêtise qui me prend parfois à la gorge et m'empêche de profiter pleinement de certaines œuvres d'art trop subtiles sans doute. Par contre, l'argument cinéphile ne tient plus, pas celui d'être un gras inculte en matière de cinéma, non, celui-là, je le refuse fermement dorénavant.

Quand on clame que ce film est un hommage permanent au cinéma, je ne lui réfute pas précisément cette volonté, mais la finesse de la manœuvre et du trait. Certes, on pourra trouver pas mal de clins d’œil, mais bordel à queue! Que d'épaisseur! Cela dépasse les bornes du grotesque parfois! Oui, voilà, ce film est une farce qui, de temps en temps, voudrait cacher les plis du gras sous des scènes qui se veulent émouvantes ou subtiles. Ne pas confondre "grâce" et "grasse". "Lourd" me parait le terme le plus propre à qualifier l'hommage rendu au Dr Cordelier de Renoir ou aux yeux sans visage de Franju par exemple.

Par conséquent, il ne me reste plus que la connerie, la mienne, pour expliquer que ma cervelle ne soit pas foutue de recoller les morceaux comme il se doit. Le film est abscons, pédant, vaniteux et emmerdant, a priori, pour celui, comme moi, qui ne parvient pas à faire lien entre toutes ces vignettes in-assorties, ces sketchs isolés, posés là sous notre regard, nous laissant inerte, infoutu de capter la moindre pensée cohérente de ce magma informe, le première comme la dernière pensée intelligible, ni même la moindre émotion véridique, profonde, fouillant l'âme du spectateur. Il n'y a pas même de colère : on attend juste des indices, des clés, un élément au moins qui ferait sens mais il n'arrive jamais. Au contraire, l'imbroglio continue sans cesse d'évaporer toute trace, toute ligne directrice, mêlant le vrai au faux, le réel, le rêve, sans raison, gratuitement. Pour la pose, pour la photo, pour l'article?

Je n'ai rien contre l'abscons en soi, mais bon sang, quand il projette quelque chose, qu'il produit du désir, du plaisir, de la réflexion, des larmes ou des rires, quelque chose, siouplait, un petit machin qui chatouille le cœur ou les sens au moins, à défaut d'être compréhensible. Ici, rien, le chaos sans pensée ni acte.

Mais je peine à croire que tous ces acteurs aient accepté de jouer dans un film pour rien. On leur a vendu un concept, au minimum, si ce n'est une histoire. Or, ce concept ou cette histoire, le public n'y a jamais accès. Ou alors il doit l'inventer, au sens archéologique et besogneux du terme.

A la toute fin, quand j'entends cette voix, cette chanson de Gérard Manset, j'échafaude aussitôt une petite construction de sens dans ma petite tête. Obligatoire. Je me dis que Carax a mis cette chanson finale pour résumer tout son projet sur "Holy motors" : faire un film comme Manset écrit ses chansons. Je précise d'entrée de jeu que je suis un fan absolu de Gérard Manset. C'est un poète extra-ordinaire au sens littéral du terme : il ne fait pas partie des auteurs ordinaires, non, il crée du nouveau, sans arrêt. Ses chansons ne ressemblent à rien, sont presque incompréhensibles, mais sa voix, son texte finissent toujours par former un tout, un ensemble qu'on s'approprie progressivement ; surtout, il s'en dégage une poésie incroyable. Ses albums sont magiques à pleurer. Extrêmement émouvant. Est-ce que Carax a voulu faire au cinéma ce que Manset fait dans ses chansons? Cette question m'apparait comme essentielle. Je m'y tiens comme à une bouée de sauvetage. Mais je n'ai toujours pas de réponse. Aucune réponse. Je crois que je n'en aurai pas. Fondamentalement ce film ne dit rien, ou bien il le dit mal, il est raté. Bien entendu, devant les louanges de beaucoup, il me faut encore une fois envisager le pire pour moi : mon manque de jugeote.

PS.

Depuis que j'ai écrit ce texte, j'ai lu dans le dernier Positif un papier dans lequel Michel Ciment livre un regard étrangement médiocre sur le palmarès de Cannes, y voyant ce que je décrivais un peu plus haut, à savoir une cabale anti-française et anti-américaine de la part de Moretti, paranoïa ou chauvinisme franchouille dont le grotesque le dispute à la bêtise la plus édifiante. Comme quoi, je ne suis pas seul à porter ce fardeau et même un éminent critique comme Michel Ciment peut se laisser aller au non-argument, à des fumeuses conjectures de cours de récré.

Mais ce qui me frappe comme un éclair de lucidité, au détour des élucubrations de Ciment, ce sont les déclarations de Carax, que Ciment reprend, quand on l'interroge sur son cinéma et sur le public. Carax y dit qu'il ne fait pas des films publics mais privés et que le public, ce ne sont que des gens qui seront bientôt morts de toute façon.

Et alors tout s'éclaire. Je comprends mieux pourquoi "Holy Motors" est imbitable : c'est bel et bien la pose que je craignais, la hautaine et vaine fable de l'auteur créant un truc si moche et obscur qu'il en résulte un conflit inévitable avec le public, qui décidément ne comprend rien, ce crétin de public qui n'est tellement rien face à l'artiste maudit, le public qui meurt, l'auteur qui survit, le public sale, bête et moche, l'auteur pur, brillant et beau. Ce sont des gens comme Carax qui creusent le fossé entre le public et l'art, niant à ce dernier le lien pourtant primordial, vital au premier, son essence même. Il n'a pas d'artiste sans public, lequel est aussi éternel. Et il faut une sacrée dose d'arrogance ou d'imbécillité pour ne pas voir cette évidence. Je comprends enfin la coquille creuse qu'est le film de Carax.

Le lendemain du visionnage de "Holy Motors", je suis allé voir "Les enfants de Belle Ville" de Farahdi. Foutre dieu, que le contraste est puissant! On saisit le gouffre qui sépare les deux artistes, les deux œuvres, les deux cinémas, celui qui pose, celui qui combat, les deux urgences, le plein et le vide, la chair et le vent.

Autre question : sommes-nous obligés de faire courbette devant ça? La propension des critiques à s'imaginer un empli devant ce genre de vide me sidère. C'est pourtant ce que j'ai essayé de faire. Terrible terreur du rien, hein?
Alligator
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le 20 avr. 2013

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