La prise de risque est grande, le respect à l'égard du projet l'est tout autant. Alors que la marque Toledano-Nakache n'a de cesse de surprendre son monde par la qualité de ses comédies, voilà qu'en cette fin d'année sort Hors-norme, film relatant le quotidien de deux éducateurs spécialisés dans le domaine de l’handicape. Guidé par Reda Kateb et Vincent Cassel, deux valeurs sûres du grand public, le film a tout pour plaire et créer cet équilibre subtil entre émotion et fond d'engagement social. Le résultat final pousse cependant le spectateur à se poser certaines questions.
En effet, il convient de garder un peu de recul, notamment par rapport à l'émotion certaine que crée le film. D'où cette première interrogation : d'où viennent les larmes et le rire (pour moi en tous cas), sentiments inévitables que suscitent cette histoire, durant ces deux heures ? Tout d'abord de la vision globale et attachante de ce microcosme où tout le monde vit dans la joie et la bonne humeur. En effet, rares sont les moments où le drame prend le dessus, et ce jusqu'à la fin. Il serait gênant pour le bien-être du spectateur de montrer ne serait-ce qu'une dispute entre les deux cadres, un accident plus grave où une problématique plus grande que celle de l'évasion d'un petit garçon bien gérée par nos deux héros rendus attachants au possible. Il en est de même pour les apprentis, tous à l'aise dans cette bulle représentative d'une bien-pensance exacerbée. Cette volonté d’annihiler toute forme de dramaturgie devient problématique dès lors qu'elle empêche le scénario de se renouveler. Quand le seul ressort narratif d'un film engagé et réaliste sur la situation critique du traitement des handicapés en France est la recherche d'un petit garçon sur le périphérique Parisien, il y a donc de quoi s'étonner lorsqu'on est touché par plusieurs passages. Pour répondre, il est dès lors possible de supposer que l'émotion face à une histoire si peu surprenante vient du talent de maniériste de nos deux réalisateurs, qui dosent magistralement les effets de mise en scène. Un stagiaire inerte et n'accomplissant rien de concret deviendra touchant avec un gros plan sur le visage, une cigarette de nuit, quelques SMS et un piano en crescendo. Une séquence alignant des plans caricaturaux au possible permettra de combler les creux du schéma actanciel et dressera habilement les piliers de ce phalanstère hypocrite au possible, où tout le monde sourit et se soutient malgré ses différences. Des répliques habilement dosées rendront attachants des personnages ne proposant rien d'autre qu'une présence physique face à la caméra. Il ne faut pas avoir la science infuse ou fait des études de sociologie pour remettre en cause cette vision aseptisée. Car outre ces effets propices à la comédie, le film ne sort pas des sentiers battus et respecte le cahier des charges, entrée (situation critique de l'entreprise humainement juste) plat (combat du quotidien des personnages à la foie inébranlable) dessert (le système français va mal et court à sa perte). Il est frustrant de constater que pour délivrer un tel message, si juste sur le fond, notre duo de réalisateur ne prend pas le risque de placer leurs pions face à des situations infiniment plus complexes. Leur volonté de créer l'émotion et de satisfaire un public large prend le dessus sur l'engagement, ce cri qu'aurait dû pousser le film quand on connaît la situation précaire de ces véritables héros du quotidien. Il est évident qu'il n'est pas question ici d'un surplus d'action ou d'une envie de tomber nécessairement dans la dramaturgie, mais simplement d'oser sortir des prérequis pour offrir une vision plus élargie et plus réaliste, celle que n'importe quelle personne sortant prendre le métro et allant travailler peut avoir, bien différente de cette idylle. Alors que le cinéma engagé doit amener à se poser des questions, le spectateur ne sortira pas grandi de ce visionnage, il passera un moment touchant et fort devant un film satisfaisant ses attentes. Sauf qu'ici, contrairement à la justesse du Sens de la fête ou de Intouchables voir même de nombreux films français récents, la réalité prend le pas sur la fiction. Il n'est pas possible de se revendiquer d'un tel idéalisme social quand on observe un temps soit peu ce qu'il se passe en France ces derniers mois et n'est pas Michel Leclerc qui veut l'être. La manière pose donc question : créer l'émotion en partant d'un sujet touchant et fort est louable mais en offrir une vision faussée et humainement indigeste dans le but de ne pas gêner le spectateur rend la situation critique. Le film s'assure ainsi un immense succès, nul doute qu'il atteindra la barre des 8 millions de spectateurs, chose qui devient tout à fait paradoxale lorsqu'il est souligné au bout de deux heures que le déficit de ces entreprises est immense. Défendre un tel message alors qu'on marche vers la certitude d'affoler les compteurs sans avoir explorer ne serait-ce que le quart de son sujet (et ce malgré toutes les bonnes intentions de ce duo) pousse en effet comme Joseph à tirer la sonnette d'alarme.

EmericL_avoane
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le 5 nov. 2019

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Emeric L'avoane

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