Difficile de rester indifférent au parti pris esthétique du nouveau film de Feng Xiaogang. Avec ses choix de ratio audacieux et ses compositions saisissantes, I Am Not Madame Bovary est sûr d'interpeler son spectateur. Cependant, au-delà de son aspect formel qui la rend immédiatement reconnaissable, l'œuvre a-t-elle véritablement du neuf à apporter en termes de contenu ? Il serait hypocrite de répondre d'un non ferme, toutefois il faut admettre que le métrage se montre quelque peu décevant à cet égard, et souffre vivement de la comparaison avec Qiu Ju, une femme chinoise de Zhang Yimou.


Attaquons cependant par le trait le plus saillant du film, déjà évoqué plus haut : son cadrage caractéristique, qui dégage un charme et une personnalité certains. Alternant entre un ratio circulaire osé évoquant la peinture traditionnelle chinoise et un carré net et propre en fonction du lieu de l'action, on pourrait s'attacher sans fin à interpréter la symbolique à donner à cette démarche unique. Luo Pan, le directeur de la photographie, avoue cependant lui-même que ce choix s'est fait un peu par hasard, en attrapant au vol une idée passagère qui, pour être mise en place, a nécessité de modifier radicalement l'approche de la caméra. Exit gros plans souffrant d'un effet téléscope, plans larges ou mouvants qui n'étaient pas mis en valeur par la rondeur du champ : chapeau à Luo Pan qui a su développer un langage visuel approprié pour répondre à ces contraintes nouvelles. Si I Am Not Madame Bovary est une telle réussite formelle, c'est ainsi avant tout parce que, loin de se contenter d'adopter un cadrage inhabituel, il a su y adapter la composition de toutes les scènes, pour un résultat éminemment picturesque.


Seulement, d'une certaine manière, l'esthétique est presque trop réussie. Parce qu'elle met très haut la barre dans l'un des aspects de l'œuvre, elle appelle à ce que le reste suive faute de quoi elle court le risque de paraître poseuse. C'est, hélas, un peu le cas. Sensation que n'arrangent en rien les 2h20 qu'affiche le compteur, et qui ne sont pas exemptes de longueurs. Est-ce le contenu des scènes qui manque de pertinence ou les plans qui traînent un peu trop à l'écran dans une injonction à contempler qui use la patience ? La réponse à cette interrogation dépendra sans doute du spectateur, mais dans les deux cas il en découle une impression de vide. Non, plutôt que de vide : d'inconsistance entre la masse narrative du film et sa durée réelle, un trouble de la densité alors qu'il n'a pas l'onirisme nécessaire pour inviter au flottement.


Non, bien au contraire, il y a un aspect beaucoup trop tangible dans son scénario à fondement judiciaire. Un sujet qui n'est pas sans rappeler Qiu Ju, qui pour sa part adoptait une approche remarquablement sobre dans la filmographie de son réalisateur Zhang Yimou. Bien que l'objet de leur grief diverge, il existe entre les parcours des deux héroïnes d'extraordinaires similitudes. Les deux, en effet, luttent pour l'honneur face à l'incompréhension d'une justice qui ne raisonne qu'en termes de compensation. Les deux s'acharnent contre un verdict qui n'est pourtant pas à leur encontre et portent leurs revendications de plus en plus loin, auprès d'instances de plus en plus hautes, les poursuivant depuis leur campagne natale jusqu'à la ville impitoyable. Les deux seront amenées à regretter leur obstination. Même sens moral, même volonté, même entêtement au-delà du raisonnable : était-il vraiment besoin d'une nouvelle femme chinoise ?


C'est que du moins Qiu Ju, dans sa naïveté, avait une dimension attachante. Perdue dans la ville carnassière, sa vulnérabilité et sa persistance pouvaient parfois agacer, mais témoignait surtout du fossé social qu'elle devait enjamber pour réclamer son honneur. Li Xuelian, quant à elle, semble plus sûre d'elle, plus manipulatrice, et dans ces conditions son refus de lâcher prise la rend quelque peu antipathique. Peut-être est-ce aussi dû au fait que, contrairement à Qiu Ju, sa détermination s'érige contre quelqu'un plutôt que pour quelqu'un, si bien que l'on brûle de calmer ses ardeurs : "Laisse tomber, passe à autre chose, ça n'en vaut pas la peine". Au lieu de cela, elle ressasse pendant une décennie une blessure dont on s'est depuis longtemps désintéressé, même si l'on prendra plus tard conscience que les enjeux étaient plus complexes que nous ne l'avions initialement supposé. Hélas, cette nouvelle lumière est jetée un peu trop tard pour relancer l'intérêt du spectateur...


C'est que les 2h20 du film, comme déjà mentionné, se font ressentir, alors même que l'œuvre ne parvient pas à mettre en place un sens du rythme. Là où Qiu Ju, en 40 minutes de moins, communiquait l'obstination de son héroïne à travers la répétition de scènes un peu fastidieuses qui sonnaient le refrain de son combat, I Am Not Madame Bovary procède simplement d'une ellipse qui ne donne rien à ressentir de l'éreintante démarche entreprise. Il en découle une impression de vanité inconsistante, de stagnation erratique, où Li Xuelian veut paraître aller de l'avant alors qu'elle ne fait que du sur-place, passant ainsi à côté de la réelle tragédie de cette vie suspendue. L'œuvre aurait sans doute gagné à mieux rendre compte de la pénibilité de cette obsession, qui n'apparaît ici que comme un motif narratif quelconque plutôt que comme le cancer qu'elle est en vérité.


Cependant, on aurait tort de ne se focaliser que sur ce que I Am Not Madame Bovary réussit moins bien. Face à un Qiu Ju désespérément sérieux, le film de Feng Xiaogang se pare d'une ironie incisive. Paresse administrative, ego du fonctionnariat, déconnexion des élites, instrumentalisation des affaires : nul n'est épargné, et les petites piques régulièrement envoyées au gouvernement sont délectables, car qui n'y retrouve pas, du moins en partie, ses propres perceptions aigries ? En cela, le propos du métrage est pertinent, et enrichit le cinéma chinois contemporain. C'est dans cet aspect que réside sa modernité et son dynamisme, et que l'on trouvera de quoi peindre un sourire de satisfaction un peu revancharde sur nos lèvres. La moquerie toujours créé une complicité redoutable, surtout quand elle se dresse à l'encontre des puissants.


En somme, I Am Not Madame Bovary saura sans mal séduire les esthètes qui trouveront dans ses courbes objet de délectation. L'esprit acéré et critique du film saura aussi faire de l'œil au public, d'autant qu'il se présente sans lourdeur excessive. En revanche, rythme et scénario manquent de flamboyance et risquent de peiner à maintenir l'attention tout au long du visionnage. Voilà qui est dommage concernant une œuvre à la démarche sincèrement intriguante, et qui risque d'en altérer l'appréciation même si l'intérêt demeure intact. Une séance pertinente, donc, mais qui demande de la patience - cela, cependant, même Qiu Ju en requérait.

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le 18 juin 2017

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Lila Gaius

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