Anna (Agata Trzebuchowska, prunelles brillantes) est une jeune polonaise qui vit dans un couvent où on la voit peindre soigneusement une statue du Christ, objet de sa dévotion. C’est l’hiver, les paysages sont enneigés et la statue prête, elles s’y mettent à quatre pour la remettre à sa place solennellement, sur un promontoire au milieu d’un petit bassin dans le parc du couvent. Anna est sur le point de prononcer ses vœux (chasteté, pauvreté, obéissance) lorsqu’elle apprend qu’un membre de sa famille s’est manifesté. Anna a été élevée dans ce couvent. Ces nouvelles de sa tante Wanda arrivent tardivement, on ne saura jamais exactement pourquoi. La mère supérieure invite Anna à aller voir Wanda qui est disposée à l’accueillir. Parce qu’elle est déjà habituée à obéir et qu’elle est curieuse de ses origines, Anna entreprend cette visite.


A la ville, Wanda explique à Anna qu’il ne reste personne d’autre de la famille, mais qu’elle-même sait à quoi s’en tenir. La quarantaine, Wanda (Agata Kulesza) est une brune du genre à qui on ne la fait pas. Comme procureur « Wanda la rouge » a obtenu l’exécution d’un certain nombre d’ennemis du peuple. C’était les années 50, l’époque des purges staliniennes. Wanda croyait probablement à l’idéal socialiste et à l’émergence d’une nouvelle société, sur des bases saines. Elle en est revenue et officie désormais comme juge. Dans sa vie elle a connu pas mal d’hommes, elle a également vu défiler de nombreux accusés et témoins. Son plaisir, écouter Mozart (symphonie « Jupiter »).


Wanda sait donc que les parents d’Anna ont disparu pendant la guerre. Comme d’autres juifs de la région, ils se cachaient. Ils habitaient une maison que Wanda peut retrouver. Des années après, Wanda sait quelles personnes pourront dire à Anna ce qu’est devenue sa famille et pourquoi on l’appelle Anna.


En accompagnant Wanda, Anna rencontre un jeune saxophoniste (Dawid Ogrodnik), qui fait partie d’un groupe qui se produit en particulier à l’hôtel Swit. La formation comprend deux guitaristes, un pianiste, un batteur et une chanteuse (Joanna Kulig). A leur répertoire Naima de Coltrane mais également des morceaux dansants. Anna se promène toujours dans sa tenue de future nonne (voir l’affiche) avec sa coiffe qui, tout compte fait, la met plutôt en valeur. Elle fait timide et discrète, mais on sent son charme. Fossette au menton et deux autres quand elle sourit.


Nous sommes dans les années 60, même si le film ne donne aucune indication temporelle précise. La reconstitution est soignée (on pense aux premiers films de Milos Forman) et la voiture que conduit Wanda a l’allure d’une Peugeot de l’époque. Le réalisateur Pawel Pawlikowski a choisi de filmer en noir et blanc au format 4/3. Aucun effet tape-à-l’œil, mais une très belle image, aussi bien sur des paysages enneigés et brumeux que sur des escaliers par exemple. Un film court (1h19) où Pawlikowski donne néanmoins toujours l’impression de prendre son temps, avec des plans qui montrent par exemple des visages pensifs, ceux d’Anna et de Wanda, deux femmes brusquement confrontées à un passé douloureux. Wanda tente de faire comprendre à Anna le message récemment donné par Miyazaki dans Le vent se lève. Le jeune saxophoniste en serait évidemment enchanté. Il verrait bien un voyage à Gdansk (la ville des révoltes ouvrières menées par Lech Walesa), un chien, le mariage, des enfants, etc. Une vie normale quoi. Mais peut-on réellement espérer une vie normale dans un monde normal ?


Le film montre l’enquête d’une jeune femme qui s’apprêtait à se retirer du monde, lorsqu’elle comprend qu’elle a une chance de découvrir le secret de ses origines. Malheureusement, cette révélation sera comme la perte de l’innocence. Eh oui, ce beau manteau neigeux, il faut bien à un moment ou à un autre y laisser une trace, avant que la neige fonde. L’oubli est illusoire et, si Wanda et d’autres ont pu vivre avec du sang sur les mains, l’idéal socialiste n’est plus qu’une triste mascarade depuis longtemps. Le seul endroit où Anna peut espérer une relative sécurité est ce couvent, symbole de la foi qui l’habite. Mais que vaut cette foi tant qu’elle n’a pas été éprouvée par le doute ? Et des doutes, Anna va avoir l’occasion d’en éprouver de sérieux.


Polonais d’origine, Pawlikowski vit en apatride depuis longtemps. Il a réalisé des documentaires, de la fiction et travaillé pour la BBC. Ce film riche de significations doit à ses souvenirs, que ce soit de la Pologne ou de ses rencontres, ainsi que de son passé familial et de ses confrontations avec la religion. Il montre que les blessures du passé (notamment la guerre) sont loin d’être refermées. Encore un film centré sur les conséquences ravageuses de la Seconde Guerre Mondiale ? Effectivement, on est à des années-lumière du cinéma popcorn tel qu’il se consomme et se fabrique à la chaine actuellement. Pawlikowski filme sans ostentation, en cadrant de façon à faire sentir combien ses personnages peuvent être écrasés par le monde dans lequel ils vivent. Un monde certes grisâtre, mais auquel l’image rend justice. Un film bouleversant et magnifique !

Electron
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le 14 févr. 2014

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