Des pieds frappent le sol. Le tempo s’accélère, pulsionnel, et vire à la transe. Le film d’Emilio Belmonte est lancé, habité par un rythme qui ne le quittera plus, et le spectateur est happé, pétri par ce martèlement.


Ce premier long-métrage du réalisateur installé en France ouvre une trilogie consacrée au flamenco. Tourné vers ses propres origines, Émilio Belmonte explore ici l’aspect dansé de cet art à facettes multiples et issu lui-même du nouage étroit de plusieurs cultures. Mais cette exploration, loin de se vouloir didactique et panoptique, entre au plus profond du questionnement à travers une figure unique, éminemment contemporaine, puisque née en 1984, Rocío Molina.


Durant l’été 2016, le réalisateur accompagne les différentes étapes menant à la création d’un nouveau spectacle au Théâtre de Chaillot, à Paris, en novembre de la même année : « Caida del cielo » (« Tombée du ciel »). Grâce à un montage virtuose, qui s’inscrit dans le rythme crescendo du flamenco, grâce aussi à une superbe photographie qui tient le spectateur en haleine, le documentaire alterne scènes de répétition centrées sur la danse, mises au point musicales des chanteurs et instrumentistes et interviews des différents partenaires artistiques de la danseuse et chorégraphe, sans oublier ses propres parents. Le témoignage ému de son père nous fait ainsi découvrir les premiers pas dansés de la petite fille, dès trois ans, et la profonde singularité qui marquait d’emblée sa gestuelle. La mère, dans des larmes qui montent à cette seule évocation, avoue son émotion bouleversée, presque sa peur, devant tout ce que sa fille livre d’elle-même à travers ses spectacles. Rocío n’est pas en reste, confiant son intense plaisir à danser, à porter son corps aux limites de ce qu’il peut endurer, afin d’assister, curieuse et joueuse, à ce qui pourra surgir alors. D’où son goût pour l’ « impulso » qui donne son titre au film, sorte d’improvisation où le corps du danseur, vibrant sous l’impulsion des musiciens, dicte ses propres mouvements, se soustrayant à l’emprise de l’intellect.


Une séquence très émouvante rassemble sur scène la jeune prodige et une illustre reine du flamenco, La Chana, qui offre à l’héritière incroyablement audacieuse de son art un hommage en forme d’adoubement. Mais, plus que tout, il faut voir danser Rocío Molina, se laisser traverser par son rythme de diablesse, se laisser subjuguer par la fluidité mercurielle de ses mouvements, alternant soudain avec une gestuelle cassée, saccadée, comme tout droit venue du théâtre classique japonais ; il faut voir ses torsions, ses reptations, la sidérante expressivité de tout son corps, portée par un chant formidablement pulsionnel et par le frappement des mains, qui semblent à la fois remettre en mouvement tous les flux vitaux de l’auditeur et porter à son degré maximal la moindre de ses émotions. Comme si la danseuse convoquait en elle toutes les forces inconnues du ciel et de la terre pour les amener à fusionner en elle et à y éveiller une bacchanale qui la secouerait tout entière.


Emilio Belmonte réalise là un documentaire magistral, véritable bijou artistique, qui peut émouvoir aux larmes en même temps qu’il diffuse jusque dans le corps du spectateur-auditeur une énergie durablement renouvelée.

AnneSchneider
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le 12 oct. 2018

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Anne Schneider

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