Portrait d'un quartier en équilibre précaire

Mon admiration pour Frederick Wiseman n'a d'égale que la difficulté à trouver ses films. Aussi, chaque fois que j'ai la possibilité d'en voir un, je fonce sur l'occasion. Voilà un des rares cinéastes contemporains qui soient, à mes yeux, essentiels à l'histoire cinématographique elle-même. En une cinquantaine d'années, le réalisateur a dressé un portrait unique de son pays, par petites touches.
Jackson Heights est un quartier de l'arrondissement de Queens, à New-York City. Très vite, le ton est donné : nous assistons à un discours où l'on nous apprend que c'est le quartier le plus multiculturel au monde et qu'on y parle pas moins de 167 langues différentes. Les belles images ensoleillées, les parcs tranquilles et verdoyants, les façades colorées, les étals de légumes ou de fleurs... On sent, au fil des plans de raccord entre les séquences, comme une image de paradis sur terre.
Mais on se rappelle que le thème du multiculturalisme est une problématique centrale de nos politiques urbaines actuelles. Il suffit de se rendre compte que, pendant plus de la moitié des trois heures du film, on parle espagnol et non anglais. Jackson Heights est un lieu de communautés. On s'y retrouve entre soi, en fonction des pays d'origine, des langues parlées, des religions, et aussi des orientations sexuelles. Et le film montre un quartier en équilibre très subtil et précaire entre communautarisme et unité. On se définit selon certains critères, mais on s'unit lorsqu'il s'agit de dénoncer l'installation d'un centre commercial qui va ruiner la concurrence, le centre social Juif sert de lieu de réunion au cercle des Gays seniors, on s'entraide pour réussir les tests de nationalité, voire même pour se protéger de la police...
[Que Wiseman ait choisi New York n'est pas innocent. Son film s'inscrit bel et bien dans un lieu et à une époque précise. Nous sommes à la fin de la présidence Obama, dans un milieu foncièrement Démocrate. Bien évidemment, si nous étions dans un bled du Texas, la scène du défilé style LGBT Pride aurait pris une tournure totalement différente. L'équilibre multiculturel et communautaire de Jackson Heights ne peut pas s'appliquer à l'ensemble des USA, malgré ce que dit un personnage qui rappelle que les Blancs sont, eux aussi, des descendants d'immigrés « Nous [latinos] sommes mouillés par le Rio Grande, eux l'étaient par l'Océan Atlantique »]


Jackson Heights est un beau quartier, mais c'est un quartier en danger aussi.
La population n'y échappe pas à la solitude urbaine. Solitude de cette vieille dame de 98 ans délaissée par sa famille. Solitude de ce transgenre qui a été tué dans la rue devant un poste de police (et, par extension, de tous les membres de la communauté LGBT face aux homophobie). Solitude des petits commerçants face aux champions de la spéculation immobilière.
Car un autre danger menace le quartier. Wiseman insiste sur l'aspect populaire de Jackson Heights. Or, la population du quartier est menacée par ce que l'on appelle « gentrification ». En gros, Manhattan est devenu un lieu pour ultra-riches. Donc, ceux qui sont simplement « un peu riches » sont éjectés vers Brooklyn ou Long Island City. Et ainsi, par un jeu de dominos social, les habitants des quartiers plus populaires sont chassés de chez eux par des gens plus riches. Les propriétaires augmentent les loyers d'une façon indécente pour sélectionner leur habitants, et ce changement de population va entraîner des changements commerciaux également. Les petits commerçants sont menacés : leurs baux ne sont pas renouvelés, les propriétaires vont carrément leur couper l'électricité pour les obliger à partir.
L'une des forces du film de Wiseman est de mettre à jour ce processus (qui n'est pas valable qu'à NYC, hélas : toutes nos villes sont touchées ; ayant habité une dizaine d'années à Metz, j'ai pu le voir à l'oeuvre en quelques mois seulement) sans imposer un grand discours moralisateur, mais comme l'a toujours fait le cinéaste : en montrant la vie quotidienne des gens, en filmant des réunions de comités de quartier, etc. Wiseman, comme à son habitude, ne se pose pas directement en donneur de leçon (même si ces leçons sont finalement données par le choix des séquences qu'il a gardées pour son film et par son travail minutieux de montage).
Le résultat est, une fois de plus, un film passionnant.

SanFelice
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le 25 nov. 2017

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