Fraîchement ressorti du succès monstre de la perle Sixième Sens, Manoj Night Shyamalan est rapidement devenu un réalisateur incontournable du début du vingt-et-unième siècle en réussissant un tour de force d’exception. En combinant à la fois le récit dramatique et intimiste, le surnaturelle sans sombrer dans toute forme de sursaut ou cliché sonore exaspérant et un twist au récit permettant non seulement une lecture secondaire au film, mais ayant l’immense qualité ne jamais avoir été l’argument de vente du film et le principal intérêt du troisième film du cinéaste indien au faux airs de thriller lors de sa campagne marketing.


Et bien avant que Shyamalan ne soit longuement moqué pendant plusieurs années en plus de cumuler des travaux au mieux inabouti et très maladroit (voire ridicule) ou au pire des catastrophes à faire grogner de rage, il a quand même eu un début de parcours loin d’être dégueulasse jusqu’à Le Village que je défends toujours. Et parmi ses réussites, celui qui revient le plus souvent en dehors du Sixième Sens se révèle être Incassable, aujourd’hui considéré comme l'amorce d’une trilogie super-héroïque hors-concours par rapport aux productions de l’époque et de maintenant.


Au début des années 2000, le genre super-héroïque est au point mort après les échecs critiques et publics de pas mal de production et le traitement irrespectueux dont les comics ont fait l’objet. Prendre comme principal support de soutien un média qui allait avoir un second souffle dans le paysage hollywoodien (notamment avec le succès du X-Men de Bryan Singer la même année) mais qui était encore considéré comme une sous-culture méprisé par les studios et le public moyen, c’était aussi avant-gardiste que culotté.


Ce qui l’est encore plus, c’est comment Shyamalan a pensé Incassable : en axant tout le film sur la découverte de David Dunn sur un don qu’il va découvrir et finalement apprendre à connaître après un accident de train dont il est ressortie unique survivant. Le tout en le combinant là encore à une approche privée autour de sa famille dont la relation et les parcours sont au point mort. Là ou tout film de super-héros voulant faire découvrir un nouveau super-héros se construit classiquement en trois actes, de la découverte jusqu’au face à face.


Concentrant son récit autour du quotidien d’un agent de sécurité et d’un collectionneur et spécialiste en comics américain, Shyamalan reprend plusieurs codes et divers aspects très popularisé dans le genre mais en les réduisant à échelle plus « réaliste » et dosé dans le quotidien de David Dunn et Elijah Price, le collectionneur de comics joué par Samuel L. Jackson totalement à l’opposée de ses rôles forts courant et à la fragilité corporelle affligeante et atrocement supérieur à la normale.


La force physique exceptionnelle de Dunn s’apparente à un diminutif de la puissance de Superman à proportions humains, l’intellect de Price sur la représentation fantaisiste du monde à travers la bande-dessinée américaine et les super-héros trouve des échos de plus en plus cohérents et troublants avec les talents particuliers de Dunn qui se révèlent de plus en plus (l’instinct lui ayant indiqué le spectateur suspect armé d’un revolver argenté, sa bonne santé anormalement exceptionnelle sur du très long terme, son accident d’enfance lié à l’eau) et surtout l’incapacité de Dunn à avoir une vie privée épanouie avec son épouse et son fils Joseph, ou d’Elijah qui souffre également d’un mal profond qui se reflète énormément sur le plan physique en raison de la fragilité de ses os se cassant facilement comme du verre de porcelaine en cas de choque brutal.


A tel point que, pour enfin espérer trouver un épanouissement personnel (dans le cas de Dunn comme celui d’Elijah), Dunn devra tôt ou tard assumer sa nature exceptionnelle qu’il refoule depuis longtemps et décider de lui-même ce qu’il en fera. Y compris lorsque celui-ci finit par être un bouleversement émotionnel fort au sein du cercle familial, en raison de son refus d’accepter l’exceptionnelle dans sa vie et ses difficultés à combler sa femme en tant qu’épouse.


Au point que Joseph craque et tente de forcer son père à sauter le pas en braquant son revolver chargé sur lui : le moment prend par surprise, le craquelage instantané de Joseph fait son effet même Spencer Treat Clark reste loin de la performance d’Haley Joel Osment, la vulnérabilité face aux probabilités multiples de son geste tout comme le fait de pointer son arme vers son propre père nous percute en pleine gueule, le tout filmé en une seule scène, sans aucune coupe, caméra à proximité et survenant au cours d’une discussion en pleine banalité quotidienne de David et Audrey.


Shyamalan réussit ici ce qu’il aura du mal à faire en pleine milieu de sa carrière : allier à la fois la froideur de sa mise en scène avec l’humain qu’il y a derrière. Avec une touche bleutée ancrant dans le réel via le boulot du chef opérateur Eduardo Serra, et surtout en distillant plusieurs idées de réalisation à gauche et à droite (la chute de Price dans les escaliers du métro durant une poursuite, filmé en plan grossi sur sa main longeant la rambarde et sa chaussure, puis au ralenti au moment de la perte d’équilibre avec l’objectif embrassant toujours le point de vue du collectionneur jusqu’au plan de visage envahi de douleur sans sombrer dans le grotesque : la douleur se ressent, elle se voit et on la vie autant que Price à qui on s’est attaché plus tôt), parfois même insignifiante en apparence mais en excellente harmonie avec la thématique du métrage et la situation intimiste de Dunn et Price (le plan aux perspectives écrasées de quelques secondes ou l’on voit Dunn traverser un couloir dans sa maison comme si la morosité de son quotidien, du décor environnant et son incapacité à s’exprimer ouvertement l’enfermé de plus en plus), de même lors de l’introduction d’Elijah Price durant ses deux premières apparitions avec le jeu de reflet exercé par Shyamalan (la seconde est plus parlante à mes yeux, évoquant beaucoup plus le constat physique de Price avant qu’il ne trouve une passion qui le construira et le guidera).


Même lorsqu’un éclat de lumière apparaît, c’est toujours exécuté avec mesure de sorte à ce que les allusions au genre et à la bande-dessinée américaine ne sombrent pas dans le tape à l’œil


(comme les looks de Price qui sont de nature à indiquer la conclusion)


ni dans la cassure de ton ou de cohérence universelle avec le ton général


(ou le sauvetage des enfants d’une famille séquestrée qui se termine sur une note douce/amère, les parents étant décédé)


et on retrouve également cette mesure dans la bande-originale de James Newton Howard mais pas moins investi pour autant avec une sobriété instrumentale remarquée très inspiré y compris dans le thème musical principal du film.


Tout cela pour constater que Dunn et Price sont au final les ying et yang du genre dans un Twist conclusive maladroitement lancé par la réplique de l’homme qui casse, achevant de former un antagonisme inattendu pour les non initiés au genre super-héroïque, mais qui trouve un sens là encore pour les fans du genre : celle ou le monde réel devient définitivement un théâtre tragique et surréaliste propice au genre, ou l’un embrasse pleinement son statut de super-vilain en ayant trouvé un alter ego à combattre (une soumission totale au code du comics afin de donner un but à sa vie), alors que David tendra vers une attitude ancré dans le réelle et le dénoncera à juste titre. Un choix qui, si il paraît perché dans un premier temps, se révèle totalement adéquat avec le parcours de Price et Dunn puisque l’un n’a su trouvé sa passion que par la représentation fantasmé du monde réelle malgré sa conscience de la fiction (ayant lui-même dit que le monde n’était pas un comics contenant les événements dans de petites cases, mais affirmant qu’il inspire le genre et les auteurs), et l’autre ne pouvant améliorer sa situation familiale qu’en ayant accepté sa condition exceptionnelle de surhomme apparent.


Mais par quoi il a fallu passer pour ça ? Par combien de victimes ? Combien de manipulation et à quel degrés de soumission Price s’est imposé ? Est-ce qu’il est dans le vrai et a visé juste en prétextant que le monde est un comics inspirant la fiction mais suivant le même fonctionnement, ou est-il juste en quête d’un fantasme à accomplir et satisfaire et complètement fou ? Dunn est-il dans le déni total ou bien est-il simplement consciencieux de l’absurdité des règles évoqués par Price ? Incassable n’est du coup plus une simple fiction cherchant à inspirer le code super-héroïque, il réussit à la fois à rester dans son cadre réaliste et froid tout en arborant les couleurs du genre avec ce Twist Ending relevant aussi bien du drame que de l’absurde.


Là ou l’ensemble des productions super-héroïques sont majoritairement encadrés et (trop) ciblés par les mastodontes comme Marvel et DC de nos jours, Incassable était tout simplement avant-gardiste sur le phénomène à venir qui dure encore aujourd’hui. On cite souvent X-Men, Blade, Hellboy et Spider-Man comme étant ceux qui ont redonné un souffle au genre, mais Shyamalan y a aussi apporté sa contribution avec sa relecture froide mais émotionnellement maîtrisé, la justesse de son casting (on ne félicitera jamais assez Bruce Willis pour ses rôles chez Shyamalan au début des années 2000) et la vision qui a tout pour se renouveler à chaque visionnage du film. Ce qui en fait donc un film qui a tout le mérite d’être redécouvert pour en saisir le sens.

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