Chaque nouveau film de Paul Thomas Anderson s’attend avec un certain scepticisme. Considéré depuis le début des années 2000 comme un "auteur", le réalisateur semble devoir, à chaque nouvelle oeuvre, prouver au public et à la critique son statut maudit. Car être un auteur à Hollywood a ses inconvénients : le travail de Anderson est souvent perçu comme étant prétentieux, même s’il reste globalement très apprécié. There Will Be Blood (2007) par exemple, a fait l’unanimité partout dans le monde, récoltant même la place de meilleur film des années 2000 dans plusieurs magazines et/ou sites internet.
C’est aussi avec ce film que le réalisateur-scénariste-producteur opère ce qui deviendra un de ses exercices préférés par la suite, c’est-à-dire la chronique d’une époque en proie aux changements. Le prospecteur campé par Daniel Day-Lewis dans There Will Be Blood transformait le désert de Californie du Sud en y faisant construire ses menaçants puits à pétrole. La recherche de l’or du Far West avait ainsi bel et bien laissé sa place à l’ère industrielle et à son or noir. Dans The Master (2012), c’est un vétéran de la marine incarné par Joaquin Phoenix (alors première collaboration avec Anderson) qui avait du mal à s’adapter à la société d’après-guerre des années 50. Mais si Paul Thomas Anderson aime tellement parler de ces temps qui changent, c’est surtout pour mieux en extraire le décalage et la solitude de ses personnages.
Arrive donc Inherent Vice, qui reste parfaitement dans cette veine. A travers Doc Sportello (Joaquin Phoenix), on découvre au fur et à mesure la ville de Los Angeles à l’aube des années 70. Une ville aux moeurs bien moins légères qu’à l’apogée du mouvement hippie, deux ans plus tôt. Désormais, les nazis se mélangent aux hippies, les drogués aux dentistes… Mais s’il ne fallait citer qu’un exemple de ces décalages sur-réalistes, Doc Sportello serait amplement suffisant : hippie devenu détective privé, le personnage ne semble pas être à sa place au sein de cette société où l’intransigeance a repris ses droits.
Dans ce contexte si particulier, Doc va essayer de résoudre une enquête sur laquelle l’a lancée son ex petite-amie, Shana. Une enquête difficile à présenter, tant elle est compliquée (nous y reviendrons), mais qu’on pourrait résumer sommairement de cette manière : L’amant de Shana, un riche promoteur immobilier, a disparu. Doc va alors tenter de le retrouver, découvrant au passage une vaste organisation de transport de drogue qui ne veut laisser aucun témoin de son existence.
Toutefois, malgré la place omniprésente de l’enquête dans le film, il faut vite se rendre à l’évidence : elle ne doit avoir qu’un rôle secondaire dans l’attention du spectateur tant celle-ci se révèle incompréhensible. Et c’est là, encore une fois, que le décalage réside, mais qui cette fois marche moins : pourquoi mettre autant en avant une intrigue qui semble de toute façon être faite pour ne pas être comprise (pire, ignorée) ? Le réalisateur laisse ainsi larguée la partie des spectateurs qui essaieront de garder le fil de l’enquête.
Un fil qui, au fur et à mesure, se trouble inexorablement. Car Doc a beau être un détective privé plutôt doué, il faut noter qu’il semble vivre constamment un joint à la main. Une addiction qu’on pourrait après tout considérer « normale » pour un hippie, mais qui dirige également sa vie depuis sa déception amoureuse avec Shana. A tel point que nombre de scènes dans le film ne pourraient être qu’en fait hallucinations de Doc, comme les apparitions de la belle : apparaissant toujours comme un mirage, on ne saurait dire si elle est vraiment là, ou si c’est seulement le cerveau embrumé de Doc qui se la représente.
Le nombre de joints fumés évoluant plus vite que l’enquête, Doc rencontre bientôt des problèmes de mémoire et de paranoïa. La confrontation du trip de Doc face à son enquête est d’ailleurs beaucoup plus intéressante que l’enquête elle-même. C’est pour cette raison que le spectateur doit pouvoir mettre de côté l’intrigue principale et profiter de la puissance des séquences. Le jeu des acteurs permettent en effet de faire vivre chaque scène, et le travail sur l’image est admirable. Anderson empruntant beaucoup au film noir, il n’en faudra pas plus pour que surgisse dans notre esprit le souvenir du Grand Sommeil (1946), avec Humphrey Bogart : un scénario incompréhensible, mais une force de mise en scène qui suffit à être captivé par ce qui se passe à l’écran.
Inherent Vice nous embarque donc dans un voyage dans lequel il est préférable de ne pas fixer la route. Mieux vaut regarder par la fenêtre, et admirer ces cadres incroyables qu’on nous propose. Car si le bémol de ce film restera son intrigue opaque telle la fumée qu’inhale Doc, Anderson reste malgré tout un merveilleux faiseur d’images. Une raison bien suffisante pour tenter le trip…